Les Furtifs
7.2
Les Furtifs

livre de Alain Damasio (2019)

On a longtemps peur que le dernier roman d'Alain Damasio soit miné par un curieux paradoxe, et explose dans la collision qui fait se heurter les deux veines de son auteur : l'homme engagé, l'intellectuel d'un côté ; l'artiste, le poète, le créateur de l'autre.


Sa veine pamphlétaire l'entraîne ainsi par moments dans un pur exercice rhétorique, où la fascination du romancier pour le langage et ses puissances l'amène à se complaire dans une masturbation syntaxique qui le guettait déjà dans ses œuvres précédentes, mais qu'il avait brillamment réussi à surpasser – et même à questionner dans *La Horde du Contrevent*, aidé en cela par la dimension plus mythologique et moins ouvertement politique de son sujet. On pourra ainsi s'interroger sur la pertinence de l'ultra-virtuosité du texte, qui n'en finit pas d'hapaxer la langue à travers des mots-valises, des syntagmes déformés et des slams sauvages, dans une narration non seulement épuisante pour le lecteur, mais ambiguë par l'usage argumentatif qui est fait de cette brillance langagière : au-delà de l'édification d'un futur proche où la privatisation des espaces publics et l'obsession de la traçabilité des individus construisent une société de contrôle et d'aliénation inquiétante, l'auteur met ainsi en scène tout un ensemble de groupes de lutte et de contestation au sein de cette société, et laisse la place à plusieurs reprises à des voix défendant d'autres manières de vivre en rupture avec le libéralisme verrouillé que nous promet l'avenir. Dans ces nombreux moments didactiques, nécessaires mais toujours très complexes à gérer sans donner l'impression d'un mode d'emploi artificiel imprimé par l'auteur dans un récit de science-fiction, Damasio n'est parfois pas très loin du piège du roman à thèse, lorsqu'il présente de manière orientée le discours de certains personnages, ou quand il fait la présentation très parti-prenante d'un mode de vie alternatif.  

Et cela apparaît d'autant plus problématique que l'un des cœurs secrets du sujet des Furtifs, c'est précisément l'enclavement, l'emprisonnement des consciences par toutes les formes d'interface qui déforment notre rapport au monde : les interfaces électroniques bien sûr (le roman constitue une charge violente contre la société du tout-connecté, appauvrissant les facultés cognitives de l'individu et le rendant dépendant de ses extensions numériques) ; mais aussi celles orientant nos prismes de lecture, notre relation à autrui... et insinués passivement, de façon plus insidieuse, à travers le cadre social institutionnalisé dans lequel nous baignons : discours politiques, presse, publicité, modèles spirituels, culturels et sociaux, agencement urbain même - conditionnent effectivement tout aussi nettement nos schèmes, nos valeurs, nos modes de vie...

A vrai dire, le sujet est passionnant, mais il est très délicat à aborder dans la mesure où on ne doit jamais oublier que la parole étant elle-même interface et instrument de séduction, celle du récit manipule et transfigure le monde tout autant qu'une autre, à la mesure d'une conscience qui est celle de l'auteur. Sur ce point d'ailleurs, Damasio s'est montré un peu présomptueux dans ses déclarations à la presse en affirmant que la logique chorale de ses récits (la narration saute constamment d'une perception de personnage à une autre) procédait d'une volonté de sortir du point de vue unique propre au roman traditionnel (idée discutable par ailleurs) : on sait bien, depuis Maupassant au moins, que les choses sont un peu plus compliquées que cela et que d'une certaine manière ici, tous les personnages sont Damasio, ou en tout cas une projection que le romancier se fait de tel ou tel profil humain. Et de fait, outre que beaucoup semblent rappeler au lecteur fidèle des figures marquantes de ses anciens récits, on retrouve chez tous le goût de la langue triturée, la séduction que l'auteur trouve dans les aphorismes, les jeux de mots et les formules frappantes, et dont il use ici avec une gourmandise coupable qui finit un peu par se retourner contre lui.

C'est donc la grande limite du roman, qui donne à quelques reprises, notamment dans son deuxième tiers, le sentiment paradoxal de se vautrer dans l'onanisme intellectuel et stylistique, ancré manifestement sans autre horizon possible dans la culture gauchiste collectiviste deleuzo-foucaldienne (le lecteur de droite se promet des ruptures d'anévrisme à répétition...), alors même que le récit est traversé par un désir de vitalité et de sortie de l'entre-soi très fort et qu'on sent très sincère.


Heureusement, *Les Furtifs* finit par emporter le morceau, de façon éclatante même, et - ce qui n'est pas un mince tour de force ! - presque précisément par là où il a péché : sa foi sans limite en le rythme, la musique, la voix. L'écriture de l'auteur a toujours été très physique, et absolument fascinante pour cette raison : dans son œuvre précédente, par son travail sur les assonances, les allitérations, les paronomases, Damasio donnait corps aux neuf formes du vent, et à la manière dont chaque protagoniste de sa horde interagissait avec lui et avec le reste du monde. Déjà avec un personnage comme Slift dans son premier roman, il explorait la sensualité brute du langage comme mode d'appropriation d'une figure de fiction. Mais Damasio va vraiment au bout des expérimentations menées dans *La Zone du dehors* et *La Horde du Contrevent* ici, en conceptualisant à l'intérieur même de sa diégèse, à travers la notion de frisson, ce qui se joue depuis longtemps dans son écriture : l'obsession à saisir, non pas une parole ou une pensée chez ses personnages, mais une respiration, une essence... quelque chose qui fasse le lien entre les parts a priori inconciliables de nous-même, c'est-à-dire entre nos affects et notre intellect, entre notre corps et notre âme, entre notre bestialité et notre divinité... quelque chose qui articule en somme notre humanité, puisque la langue n'est pas uniquement un biais de communication comme peuvent l'être le bourdonnement d'une abeille ou le hurlement d'un loup, mais un objet qui, par sa plasticité quasi-infinie, contient en lui-même sa propre contemplation.   En ce sens, l'avant-dernier chapitre du récit, qui, sans dévoiler l'intrigue, érige un véritable concert de voix, éclaire considérablement le reste, et la façon dont l'auteur aborde la sangue (pour utiliser un néologisme du roman) de ses personnages : en fait dans une perspective proprement vitaliste, où le mixage des niveaux de langage et des langues est moins là pour rendre compte effectivement d'une parole que pour approcher, par le son et les signes (le travail sur la typographie et les signes diacritiques, spécifique à chaque prise de parole, est colossal) – par ces biais très sensoriels et physiques donc, un bouillonnement interne singulier. Alors, le travail d'Alain Damasio renvoie autant à la poésie de Francis Ponge qu'aux expérimentations narratives du Nouveau Roman, ou aux explorations limites de celles et ceux qui ont travaillé sur le monologue intérieur en flux en conscience, James Joyce et Virginia Woolf en tête. Entre recherches d'harmonie imitative, parole synesthésique et licences de l'ordre de la dyslexie systémique, la langue du récit termine enfin d'épouser complètement, et avec cohérence, ses enjeux profonds, qui sont des enjeux d'ouverture et de mise en lien, de symbiose – c'est-à-dire de conciliation ultime entre l'individu et ce qui est hors de lui : en clair, l'idée est de comprendre comment l'être est traversé par le monde, et comment lui-même participe de ce monde par sa présence physique et son inclusion au sein de l'espace collectif.   

En passant, Damasio ouvre de façon très contemporaine et très concrète, à travers cette syntaxe et ce lexique mobiles, un début de réponse à des problématiques liées aux identités de genre, et de façon plus générale à la question de l'idéologie de la langue. Et d’une certaine manière, l’enjeu fondamental des Furtifs, la notion essentielle qui semble obséder son auteur et constituer pour lui la clef des sociétés futures, c’est cette attention toute particulière qui permet la circulation du langage : l’écoute. En cela l’oeuvre apparaît étrangement complémentaire à un film qu’on pourrait penser très lointain, mais qui est finalement assez proche dans ses enjeux profonds : Avatar. Et si le long-métrage de James Cameron était scandé par la formule “I see you”, qui sonnait comme une reconnaissance profonde de l’individu derrière son masque social / numérique... le roman d’Alain Damasio aurait tout aussi bien pu se construire sur un mantra similaire : “Je t’entends”...
Pas étonnant quoi qu'il en soit, à partir de là, que ce que le roman a de plus beau réside peut-être dans l'histoire intime de deux de ses héros, parents d'une petite fille perdue (?), dont ils doivent gérer l'absence de toutes les façons possibles... On peut en effet à travers leur histoire déchirante déchiffrer une belle parabole : l'enfant, sorte de prolongement de ses parents dans l'ailleurs, à la fois en dedans et en dehors d'eux-mêmes, concentre tous ces enjeux d'ouverture, de lien et d'abandon ; il incarne ainsi une altérité pure et pourtant issue de soi, une entité interdépendante et dont il faut pourtant se détacher un jour, un lien entre le cocon nourricier et le monde extérieur, dans lequel il finit par s’échapper... Nourrie par de nombreuses considérations sur l'éducation, sur la perte, sur le deuil, sur la résilience, sur la plasticité de l'esprit - l’histoire nous rappelle alors subtilement, dans un propos à la fois profondément politique et philosophique, que ce sont avant tous les enfants qui sauveront le monde.

LordAsriel
8
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le 17 juil. 2020

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LordAsriel

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