Les Hommes contre d’Emilio Lussu est un témoignage à vif, sans fard et sans volonté de plaire. L’écrivain n’est pas un romancier, c’est un soldat (capitaine à la fin malgrè tout) qui raconte ce qu’il a vu, simplement, sans effet de style, mais avec une lucidité implacable. Ce livre, inspiré de son expérience sur le front italo-autrichien, dissèque l’absurdité d’une guerre menée tranchée contre tranchée, où des milliers d’hommes meurent pour quelques mètres de terrain et quelques mots d’ordre insensés.
Dès les premières pages, Lussu dénonce le décalage entre le discours officiel et la réalité vécue : les maires exaltent la mort pour la patrie pendant que les soldats, eux, se saoulent pour oublier. L’alcool devient un personnage à part entière, carburant collectif de la survie et de la folie. Le narrateur, lieutenant sobre, fait figure d’exception, presque d’anomalie dans un monde où la gnôle sert d’anesthésiant moral.
Les officiers supérieurs, caricatures d’incompétence et d’arrogance, ordonnent des assauts suicidaires pour “l’honneur” ou pour une médaille. L’un d’eux, fou, se met à découvert devant l’ennemi pour “montrer l’exemple” et ordonne à un caporal d’en faire autant : le caporal meurt sur-le-champ. D’autres se tirent dessus entre compatriotes dans la nuit, incapables de distinguer leurs propres troupes. Ces scènes, d’un réalisme froid, traduisent la démence d’un commandement déconnecté du terrain, où le courage individuel devient un geste absurde, presque grotesque.
Entre deux attaques, Lussu capture les rares moments d’humanité : le répit d’une heure, la joie de fumer une cigarette, la fraternité silencieuse entre ennemis. En observant les Autrichiens, il comprend qu’ils ne sont pas des monstres, mais les reflets inversés de leurs adversaires, les mêmes hommes broyés par la même machine. La guerre n’a plus de sens ni de camp, seulement des victimes.
Le roman prend aussi une dimension politique inattendue. Certains officiers débattent de révolution, d’autres défendent l’ordre établi. Tous, pourtant, s’accordent sur un constat : les vrais ennemis ne sont pas en face, mais au-dessus, dans les bureaux où l’on décide de leur mort. Lorsque les soldats finissent par refuser de combattre, la mutinerie éclate — non pas contre la patrie, mais contre l’absurdité.
Lussu signe ainsi un texte à la fois littéraire et politique, rare équilibre entre émotion brute et réflexion lucide. Il y mêle la fatigue, le dégoût et une forme de dignité tragique. Pas de héros ici, pas de bravoure, seulement des hommes contre. Contre leurs chefs, contre la folie collective, contre eux-mêmes.
Roman majeur en Italie, injustement méconnu en France, Les Hommes contre se lit comme une gifle : sèche, nécessaire, profondément humaine.
Classement à date :
1. La Peur
2. À l’Ouest, rien de nouveau
3. Les hommes contre
4.Ceux de 14
5. Les Croix de bois
6. Orages d’acier
7. Le Feu