Éric Chauvier a-t-il été guidé par quelque intuition ? À l’image des précédents, son livre n’a pas la rigueur inoffensive d’un travail scientifique ordinaire, mais montre la force d’un engagement intelligent (« Je dis simplement qu’il faut parler précisément et qu’il s’agit là d’un acte politique fondateur. », p. 21-22), ce qui n’est pas si commun. Et pour ne rien gâcher, ce n’est pas mal écrit.
L’hypothèse qui parcourt de bout en bout les Mots sans les choses, telle que je l’ai comprise, est celle-ci : en se galvaudant, les mots savants ont fait du langage moderne un « langage désaffecté » (p. 48). Au centre du dispositif, la notion de « “fiction théorique”, soit un modèle conceptuel surplombant plaqué sur le vécu de chacun au point de rendre celui-ci inexprimable » (p. 25).
Seront ainsi passées en revue la généalogie de l’amalgame entre les mots et les choses — via des analyses critiques de Lévi-Strauss, de Foucault, de Bourdieu, des théories du care —, ses conséquences — notamment sur l’inaptitude, pour l’individu moderne, d’évoquer avec pertinence toute expérience personnelle en général, et en particulier les « situations d’embarras » (p. 105) qu’il rencontre — ou encore l’acquisition et l’intériorisation progressives de cet amalgame chez l’enfant et l’adolescent. L’analyse ne s’appuie pas sur une enfilade d’exemples : le ton de ces quelque cent vingt pages est souvent allusif (par exemple sur ce qu’ailleurs on appellerait langue de bois, p. 102-103), et c’est ce qui fait leur densité, d’autant qu’on passe de l’anthropologie à la philosophie du langage, en passant par l’épistémologie, la linguistique, ou l’ethnologie.
Je doute que les travaux de Chauvier, n’évitant pas le conflit — on y lit par exemple que la « géographie […] est à l’analyse des situations d’embarras ce que le Père Noël est à un condamné à mort » (p. 105) — soient un jour considérés comme des classiques des sciences sociales, et à vrai dire je m’en moque. Les Mots sans les choses, et c’est ce qui fait leur cohérence, sont plus une banderille qu’une synthèse, et plus une synthèse de choses que de mots, là où une synthèse universitaire ordinaire est souvent un assemblage de modèles théoriques.

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le 16 mai 2015

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