De quelques poèmes de Jehan Rictus il existe, disponibles sur le site internet des Bibliothèques patrimoniales de Paris, des enregistrements audio de 1931, par leur auteur lui-même : « La Jasante de la vieille », « Les Petites Baraques », « La Frousse », « Impressions de promenade » et « Crève-cœur ». Ces enregistrements confirment la conclusion à laquelle en arrivent sans doute la plupart des lecteurs – c’est en tout cas la mienne : Les Soliloques du pauvre et Le Cœur populaire, réunis en « Poésie / Gallimard » (édition que je suivrai ici), sont faits pour être écoutés plutôt que lus.

Non que l’oralisation sauve complètement les textes, mais enfin les enregistrements montrent que Jehan Rictus sait déclamer, ce qui n’est pas donné à tous les auteurs. Surtout, et peut-être paradoxalement, la mise en voix débarrasse cette poésie d’une partie de son afféterie gouailleuse. N’est pas Céline qui veut, et il faut bien admettre que le style de Jehan Rictus a beaucoup plus mal vieilli que celle de Céline – il me semble par ailleurs que la démarche de l’un et celle de l’autre n’ont pas grand-chose en commun (1).

S’il fallait chercher des points de comparaison aux vers de Jehan Rictus, dans lesquels le préfacier lit « les prémices d’un slam d’aujourd’hui égaré aux Quat’z’Arts » (p. 11), ce qui me paraît discutable, ce serait plutôt dans cette chanson à texte héritée de Bruant, pétrie de « réalisme lyrique » (p. 300) qui passe par Bernard Dimey et qui trouvait il y a vingt ans son actualisation avec des groupes de musique comme Debout sur le zinc, Les Hurlements d’ Léo, La Rue Ketanou ou Les Ogres de Barback. (Oui, j’ai arrêté d’écouter de la musique vers 2010…)


Du reste, on trouve un peu les mêmes défauts, à commencer par cette tendance aux vers de mirliton que l’usage de l’octosyllabe ne réfrène pas : « Ma reguingote a fait d’ la peine / Et mon phalzar, y m’ fait du tort ! » (dans « Le Printemps », p. 116), ce n’est pas ce qu’il y a de plus recherché. Du reste, s’il semble difficile de reprocher à Jehan Rictus la platitude de son engagement – se prononcer contre la guerre et la pauvreté est un passage obligé de la littérature engagée depuis le milieu du XXe siècle, cela constituait une authentique prise de position autour de 1900 –, on n’évite pas toujours avec lui un côté poésie boy-scout, et dans Les Soliloques du pauvre plus encore que dans Le Cœur populaire : pasticher le Notre père, c’est toujours faire dans la religion, et des vers comme « — Chacun a la Justice en lui, / Chacun a la Beauté en lui, / Chacun a la Force en lui-même, / L’Homme est tout seul dans l’Univers, / Oh ! oui, ben seul et c’est sa gloire, // Car y n’a qu’deux yeux pour tout voir » (« Le Revenant », c’est-à-dire Jésus, p. 104) ne sont pas sans évoquer le moins bon de Jacques Brel.

Si Le Cœur populaire me paraît un peu plus réussi que Les Soliloques du pauvre, c’est aussi parce que le ton en est plus varié : en y donnant la parole à plusieurs narrateurs, plutôt qu’à ce seul « pauvre » finalement plus allégorique que crédible, en jouant véritablement avec la langue populaire (« Car, ainsi font, font, font / les petites baïonnettes / quand y a Grève ou Insurrection, / car ainsi font, font, font / deux p’tits trous…. et pis s’en vont. / Nous n’irons pas au Bois, non pus / aux bois d’ Justice… au bois tortu, / nous n’irons pas à la Roquette ! », dans cette danse macabre renouvelée qu’est la « Farandole des Pauv’s ’tits Fan-fans morts », p. 201), le poète s’approche de son idéal de « réalisme lyrique ».


(1) A priori Fabrice Luchini, qui connaît les deux, partage mon avis. Peut-être faut-il aussi admettre que la poésie en vers vieillit de toute façon moins bien que la prose.

Alcofribas
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le 12 juil. 2025

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