L'argent c'est mal (mais l'amour sauvera ce monde)

Nadia le Brun a réussi dans la vie. Journaliste, patronne d’un magazine féminin à succès, mariée à l’homme qu’elle aimait, un enfant, celle-ci déclare avoir été épanouie au-delà de ses espérances. Quadra séduisante bien dans sa peau et dans sa tête, executive women accomplie tout en ayant une vie de famille solide et épanouissante, Nadia décrit sa vie comme une histoire à succès sans l’ombre d’un nuage. Mais la vie, justement, peut être taquine. Un jour qu’elle rentre chez elle, le téléphone sonne : sa sœur vient de surprendre son quinquagénaire de mari au lit avec la baby-sitter, de 30 ans sa cadette. Se faire coiffer au poteau par une petite jeunette, l’auteure ne l’avait pas prévu, surtout avec un bonheur si parfait et avec un mari dépendant financièrement de son épouse. Après avoir viré manu militari le gourgandin, un malaise s’installe, symptôme révélateur de ce que nos contemporains nomment la « crise de la quarantaine » – en rien une petite bombe biologique cachée au fond de nous prête à exploser mais au contraire la résultante d’une organisation sociale propre à nos sociétés, mais nous y reviendront. Malgré le fait que NLB soit supposée posséder toutes les qualités et attributs d’une femme moderne, se décrivant comme « sexy, intelligente, indépendante, déterminée » (p.15), elle a néanmoins l’impression qu’il s’agit plus de freins que d’avantages pour débuter une nouvelle relation amoureuse. Selon elle, ces qualités sont en réalité des repoussoirs aux yeux des hommes (lesquels ? Nous y reviendrons également plus loin) une femme exigeante à tout point de vue en matière d’intelligence, de sexualité ou de sentiments.


Ainsi, fraîchement débarquée dans le joyeux monde du célibat et étant quelque peu rouillée car ne maîtrisant pas – de son propre aveu – les nouveaux codes de la séduction, NLB se lance donc activement à la recherche d’un nouveau partenaire, sans pour autant trouver son bonheur. Un homme lui paraît cependant fort séduisant jusqu’à ce que, lors d’une soirée avec des amis communs, ce dernier lui présente Flora, jeune étudiante de 21 ans, diplômée de Science Po et préparant l’ENA. Le quasi-soixantenaire avoue alors à l’auteure qu’il s’agit non pas de sa fille mais de sa baby – diminutif de sugar baby – et qu’il est son sugar daddy. Le contrat est simple : en échange d’importants émoluments, le daddy jouera le rôle de tuteur, de mécène et d’amant avec sa baby. En l’espèce, contre un deux-pièces avec terrasse dans le quartier de Montorgueil en plein centre de Paris, une montagne de cadeaux et quelques parties de jambes en l’air, l’homme originellement convoité par l’auteure pouvait se refaire une seconde jeunesse et profiter d’une jeune femme dans le besoin. Passé le choc de la révélation, NLB s’interroge. Comment de jeunes femmes, brillantes pour la plupart, peuvent ainsi vendre leur corps à des hommes en âge d’être leurs pères voire leur grand-père ? S’agissait-il de prostitution ? D’escorting ? Qui donc sont ces courtisanes modernes et d’où viennent-elles ? C’est à ces questions et au long d’une dizaine de chapitres que NLB se propose de répondre.



Vénalité ou précarité ?



C’est donc devant ces nombreuses questions que NLB se lance dans l’enquête en bonne journaliste qu’elle est. D’entrée de jeu, l’auteure qualifie très clairement de quoi parlera son œuvre : de prostitution. Malgré les discours des daddies qui se disent et se pensent en mécènes d’une générosité sans limite en pourvoyant aux besoins de jeunes (et jolies tant qu’à faire) femmes dans le besoin, l’auteure n’a aucun doute sur l’activité pratiquée par ces dernières. Si l’on s’en tient à la définition du dictionnaire, la prostitution s’entend comme un « acte par lequel une personne consent habituellement à pratiquer des rapports sexuels avec un nombre indéterminé d'autres personnes moyennant rémunération » (définition Larousse en ligne). Partant de là, il s’agit effectivement de prostitution. Mais n’est-ce que cela ? S’agit-il simplement de pauvres femmes sans défense face à de vieux riches libidineux prêts à exploiter leur misère ? Tomber dans le misérabilisme est l’un des meilleurs moyen de sombrer dans le paternalisme et la putophobie, malgré une volonté originellement bienveillante. Pourtant, à une époque de libération de la parole des femmes, de Balance ton porc à tout crin et de remise en cause progressive du patriarcat, tomber dans l’excès inverse et se dire qu’il ne s’agit en rien d’un problème et que les gens font bien ce qu’ils font reviendrait à nier les difficultés de certaines de ces femmes (et de certains hommes, bien qu’ils soient apparemment moins nombreux) ainsi que la problématique de fond que soulève cette pratique. Le débat n’a d’ailleurs pas manqué de faire rage par médias interposés – notamment en ce qui concerne le site de sugar daddy/baby RichMeetBeautiful (Couvelaire, 2017) – plusieurs personnes dénonçant l’hypocrisie de nos sociétés qui traitent mal les travailleurs et travailleuses du sexe mais s’offusquent quand il s’agit de relations tarifées « librement » consenties (Ferrand & Hesse, 2017).


Lire ce livre n’a pas été simple en tant qu’homme. Tout d’abord car le récit d’hommes entre 50 et 60 ans se (re)faisant une santé avec de jeunes femmes de 30 à 40 ans leurs cadettes, le tout avec un compte en banque bien garni a de quoi séduire. Alors que nos sociétés portent aux nues les corps jeunes et en bonne santé, savoir que la vieillesse ne sera pas une longue déchéance mais qu’il sera possible d’être toujours attractif auprès de la gent féminine, si tant est qu’on a de l’argent, a de quoi laisser rêveur. Triste réalité, mais réalité sociale tout de même : ainsi, en France, le modèle de couple dominant reste celui où l’homme est plus âgé que sa compagne dans 56 % des cas – bien que la tendance soit à un équilibrage progressif avec des femmes faisant couple avec des hommes plus jeunes (France Inter, 2016) – avec en moyenne une différence d’âge de 2 ans entre les conjoints. Si cette situation s’explique par tout un ensemble d’éléments – notamment à cause du patriarcat qui nous amène à valoriser les couples dont l’homme est plus âgé car correspondant à un idéal de virilité – NLB ne s’interroge que peu sur ces déterminants genrés. Tout au mieux s’insurge-t-elle (mollement à mon goût) contre cette situation contraire à son féminisme. Mais l’indignation ne porte pas plus loin qu’une simple posture morale et n’est étayée ni par des chiffres, ni approfondi outre mesure par une analyse pertinente. Il n’est nulle part question de patriarcat ou de mise en perspective par rapport au genre des personnes interrogées. En bon sociologue que je suis (du moins, je l’espère), le fait de spontanément trouver enviable la situation de ces hommes m’a paru incongru, du moins relevant d’une socialisation un brin sexiste et les concepts de violences faites aux femmes sont bien vite apparus dans mon esprit en ce début de lecture. Mais si NLB s’embarrasse peu de statistiques et d’analyse sociologique dans les premières pages de son ouvrage, le récit qu’elle fait de l’histoire de Ninon (p.21) met bien en lumière les difficultés que rencontrent certaines jeunes femmes précaires dans nos sociétés. Venant d’une famille monoparentale de Picardie, marquée par le harcèlement d’un exhibitionniste lors de son enfance, Ninon débarque à Paris au cours Florent et en fac de philo. Mais la vie dans la capitale est chère et les dettes s’accumulent. Seule solution : vendre son corps. Si au départ il ne s’agit que de simples girlfriend experiences – jouer la vraie-fausse petite amie aimante auprès des connaissances du client – les rencontres débouchent rapidement sur des relations plus poussées où le sexe est au rendez-vous. L’histoire de Tessa (p.97) est relativement similaire à ceci près que cette dernière est une métisse originaire de banlieue parisienne. Or, dans chacune de ces deux situations, l’une et l’autre des jeunes femmes y prennent rapidement goût. Confort évident pour Ninon, moyen d’ascension sociale pour Tessa qui déclare :



Avec un BTS en poche, je ne peux aspirer qu’à devenir
réceptionniste...j’ai d’autres ambitions. (p.98)



La façon dont les daddies se perçoivent est également révélateur. Aucun d’entre eux ne se voit comme un client mais avant tout comme des bienfaiteurs, des mécènes, des guides et des soutiens pour aider ces jeunes femmes à atteindre leurs rêves et leurs aspirations. Derrière un vocabulaire nuancé, policé et dépouillé de mot aussi simple que celui de « prostitution » – que les hommes interrogés rejettent avec force – et dont les sites de rencontres pour sugars reprennent allégrement, se joue une réalité évidente, celui du travail du sexe. Aucun d’entre eux ne semble s’interroger sur leur aisance matérielle et, par extension, sur la précarité dont sont victimes une partie des jeunes femmes devenant baby. Remarquons également que ces daddies sont tous des hommes blancs et fortunés, occupant des postes prestigieux comme avocats d’affaires, journalistes réputés, analystes politiques ou encore éditeurs. Les hommes des milieux populaires, quant à eux, sont parfaitement invisibles. On peut dès lors pousser le raisonnement plus loin en se disant que les termes de baby et de daddy, moins chargés symboliquement, sont appliqués aux classes aisées quand les classes populaires doivent faire avec les mots de « prostitution » ou de « putes ». Violence symbolique et distinction dirait l’autre… (Bourdieu, 1970 ; 1979). Autre point de vocabulaire, il est intéressant de s’intéresser aux termes de daddy et de baby, qui renvoient aux notions de famille et d’enfance, soit à des choses protectrices et innocentes. En effet le daddy – le père – est celui qui protège, qui est bienveillant. À l’inverse le baby – l’enfant – est le petit être sans défense dont on doit prendre soin et dont l’innocence n’a pas encore été corrompu par le monde. L’usage de l’anglais est également un moyen de mettre une distance par rapport à la situation. Si les termes utilisés étaient en français, il y a fort à parier que les adeptes de ce genre de pratique seraient certainement moins à l’aise (« Je suis un bébé en sucre et voilà mon papa en sucre » – Émile Louis approved) Mais, hélas, NLB fait l'économie d'une analyse plus poussée à ce sujet.


Mais autre chose semble se jouer dans les relations entretenues entre les babies et leurs daddies qui impressionne NLB et donne son titre à l’ouvrage : l’aplomb et la détermination des jeunes femmes qui en font de véritables courtisanes, alliant le corps et l’esprit. Loin d’un sentimentalisme malvenu ou d’un misérabilisme hypocrite, ces dernières sont pour la plupart promises à un brillant avenir, de part leurs études même (un nombre important d’entre elles sont inscrites à HEC, en fac de droit ou à Science-Po) et par leurs trajectoires de vie. Décidées, volontaires et, pour une part d’entre elles, désinhibées sur leur propre sexualité et conscientes de l’arnaque que constitue l’idéal de l’amour romantique et fusionnel (Chaumier, 2004), celles-ci décident de faire fi des conventions pour vivre pleinement leur vie. Si l’on retrouve ici de manière évidente des valeurs prônées par le libéralisme économique – notamment celle du corps comme marchandise – il serait incomplet de ne le résumer qu’à cela. Car les récits des différentes babies montrent autre chose qu’une simple dimension économique. Comme celui de Camille (p.80), abandonnée par ses parents, et dont l’histoire de son premier daddy, pupille de la nation, fait écho à sa propre histoire. Au-delà de l’échange économique et sexuel à l’œuvre, l’acte de prostitution lui permet de se (re)construire, d'inverser le stigmate et de donner une perspective plus nuancée sur la vie. Revanche sur la vie, acquisition d’une certaine indépendance, découverte voire revendication d’une sexualité libérée sont des éléments qui se retrouvent chez les babies. Quant au daddies, leurs récits ou ceux qui en sont fait par les babies, montrent que malgré leur réussite économique et professionnelle, l’argent ne fait pas tout et que le fait de se conformer aux standards de réussite et à l’amatonormativité (Brake, 2012) – soit la normativité amoureuse prônant des unions exclusives et hétérosexuelles et disqualifiant les pratiques déviantes ou non-monogames – revient fatalement comme un boomerang une fois les années de jeunesse loin derrière. Bien que l’on pourrait reprocher à NLB une certaine glamourisation de cette pratique – « Courtisane » et « Baby » sonnant mieux que « Pute », « Daddy » que « Client » – et en tant que lecteur d'être complice d'un certain voyeurisme, les trajectoires singulières montrent plus qu’une simple violence faite aux femmes.


Dès lors que penser ? Libération ou prostitution ? Vénalité ou précarité ? Sûrement les deux bien que NLB n’aille pas chercher plus loin que les récits factuels qui lui sont fait. La prostitution est très certainement l’un des sujets les plus clivants dans les mouvements féministes (amusez-vous à poser la question dans une réunion féministe, spectacle et pugilat garantis). S’il est tentant de faire appel au concept d’éthique minimale du regretté Ruwen Ogien (2003) – théorie morale libérale visant à ne pas juger de ce qui est bon ou mal tant que sont respectés trois principes à savoir le fait de ne pas nuire à autrui, une neutralité à l’égard des conceptions du Bien et le fait d’accorder la même voix et la même valeur aux intérêts de chacun – on peut se demander si la notion de consentement est vraiment pleine et entière par rapport à certains témoignages dont les personnes interrogées ne semblent pas avoir eu le choix quand il s’est agit de se lancer dans cette voie. Mais NLB ne va pas plus loin dans son analyse et en reste malheureusement à un niveau purement factuel. Ce qui semble la déranger se situe ailleurs, en ce que ces relations soient manifestement rémunérées.



Cachez cet argent que je ne saurais voir



Là où l’ouvrage manque cruellement de questionnement et de profondeur, c’est en ce qu’il occulte complètement la question de l’argent. Si NLB mentionne les montants échangés et le train de vie des babies (et par extension celui des richissimes daddies), elle ne va pas plus loin que ce simple constat. Et c’est bien le problème. L’auteure s’interroge davantage sur la normalité voire la moralité de telles pratiques et occulte complètement le pourquoi de celles-ci. Pour l’anthropologue italienne Paola Tabet, les sociétés patriarcales se structurent autour de transactions économiques liées à l’exécution ou la promesse d’une relation sexuelle (Tabet, 2005). Si l’échange monétaire est « spectaculaire » dans le cadre de la prostitution (Deschamps, 2013) car s'effectuant directement de main à main, les autres formes de relations sexuelles sont néanmoins aussi soumises à cette dimension économique que cela soit par le biais de dot, de cadeaux ou encore de verres. Ainsi, quand un homme paye une boisson à une femme dans un bar, il espère dans le fond une relation sexuelle et rémunère ce service contre de l’argent (mais le fait de passer par un intermédiaire comme ici un serveur permet de se dédouaner de toute intention malveillante, contrairement à la prostitution). Or c’est justement cet aspect « spectaculaire » qui semble choquer NLB plus que les difficultés économiques de ces femmes. Plus gênant encore, l’auteure fait régulièrement la description de son train de vie qui dépasse ce que le prolétaire moyen peut espérer vivre ou s’acheter. Par exemple, cette dernière s’attarde allégrement (p.56) sur la Tesla électrique qui la mène dans un superbe restaurant parisien, jetant un regard sur l’« Omega Speedmaster » accrochée à son poignet (prix de la montre neuve : 3300€ et encore les prix varient sur le net) avant de nous décrire ce qu’elle et son compagnon de table mangeront au dîner (« deux St Jacques en viennoise d’herbes sauce poulette et une bouteille de château-corton » p. 64). Et ces descriptions, dont notamment le récit d’une soirée dans un hôtel particulier situé en plein Paris (imaginez le prix au mètre carré…), se retrouvent à de nombreux moments dans le récit. Plus qu’un malaise, c’est là l’un des défauts majeurs de ce livre. Car si NLB s’étonne et s’émeut de la situation des femmes qu’elle interroge, à aucun moment elle ne se questionne sur les rapports de classe qui sous-tendent beaucoup de situations dans lesquelles se trouvent les babies interrogées. La question de classe – peu importe que l’on soit marxiste ou pas – apparaît clairement dans cet ouvrage sans que l’auteure n’interroge cette situation le moins du monde. Cet aspect de classe est également renforcé par les références culturelles faites par NLB. Elle y parle nécessairement de Baudelaire, Gainsbourg et de Kessel, s’autocongratulant en filigrane d’appartenir à un groupe cultivé et raffiné (d’où les références aux plaisirs de la table et aux choses de l'esprit), fustigeant les personnes s’adonnant aux pratiques de la « sexualité fast-food » (p.66). L’argent lui pose problème dans une relation physique mais ne semble pas l’émouvoir le moins du monde dans son quotidien. Pour un ouvrage se voulant un minimum sociologique et ayant pour ambition d’analyser un phénomène dans lequel l’argent et les rapports de classes sont omniprésents, ne pas faire cet effort réflexif et tomber dans de tels travers est impardonnable.



L’amour sauvera le monde (et permettra de bien détourner le regard)



Le chapitre VII (p.115), intitulé « L’amour au rendez-vous ! », est le point de rupture de cet ouvrage. Alors que les précédents chapitres décrivaient diverses situations de babies et de daddies avec leur lot de différences et de similitudes sans que toutefois l’auteure en fasse une analyse poussée et pointue, et pouvaient amener à la réflexion – si tant est qu’on lise entre les lignes – celui qui s’ouvre est symptomatique des défauts du livre. Nous y découvrons l’histoire d’Alain et de Sarah – respectivement 57 ans et 25 ans. Il était son daddy inscrit sur un site de rencontres de sugar babies après un divorce difficile ; elle était étudiante pour effectuer le même métier que lui mais les études étaient chères et elle avait besoin d’argent. Après une enfance difficile et des viols répétés par son oncle, être une baby était sa revanche sur la vie. Ils se sont rencontrés et se sont aimés très vite avant de se marier et de prévoir un bébé (un vrai, pas une baby hein!). Malgré les réticences des enfants d’Alain, leur amour triomphe des difficultés de la vie et ils peuvent désormais convoler en toute liberté. Cliché ? C’est pourtant ce dont s’extasie NLB durant tout le chapitre. En soit, rien de choquant dans cette histoire. Il est tout à fait plausible que l’intimité créée entre une baby et son daddy amène au développement de sentiments et à une histoire d’amour. Le problème n’est pas là. Ce qui est dérangeant est la façon dont NLB fait le récit d’un amour transcendant et purifiant, faisant oublier l’argent et la situation originelle forcément dissymétrique (mais rares sont les relations amoureuses étant parfaitement symétriques). Oubliés les questionnements sur les motivations de ces hommes et de ces femmes, terminées les considérations féministes de l’auteure, si l’amour s’en mêle c’est que c’est beau et peu importe le qu’en dira-t-on ! Alors que NLB déclamait son féminisme au début de l’ouvrage, elle sombre dans une mièvrerie insupportable, s’extasiant devant cet amour rédempteur qui viendrait absoudre les babies pour leur attitude vénale et les daddies pour s’acoquiner avec de jeunes femmes. Penser que l’amour est la valeur suprême dans nos sociétés n’est pas dérangeant en soit et nombre d’auteurs ont écrit en ce sens (Badiou, 2009 ; Kerninon, 2012). Mais que l’amour soit un argument permettant de s’affranchir des déterminismes sociaux et des inégalités économiques est d’une malhonnêteté intellectuelle sans nom. Même s’il y a fort à parier que NLB se défendrait en prétextant une volonté de décrire aussi bien les histoires difficiles que celles se terminant bien, le récit qu'elle nous livre de cette rencontre est symptomatique d’une essentialisation de l’amour comme norme suprême et objectif universellement partagé (toujours selon le concept d’amatonormativité développé par Elizabeth Brake dont je vous recommande la lecture pour peu que vous maîtrisiez l’anglais). Peu importe que des hommes vivent dans le luxe au détriment de jeunes femmes dans le besoin, l’amour vient ici occulter la problématique de cet ouvrage sans que l’auteure ne vienne interroger plus loin cette norme. Le chapitre suivant, restera dans la même veine que le VII. Flora, jeune baby rencontrée au début de livre, vient se confier à l’auteure : malgré un fort attachement à son daddy, celle-ci a fait la rencontre d’un acteur riche et célèbre. L’amour s’en mêle une fois de plus et la jeune femme hésite. Ni une ni deux, NLB s’empresse de l’encourager à abandonner son daddy pour convoler joyeusement avec son prétendant. Peu importe que la jeune femme lui objecte qu’elle sera dans une grande difficulté financière en faisant cela, l’auteure n’a que le mot « amour » à la bouche, faisant en substance un récit amoureux digne d’une comédie romantique à la Pretty Woman et convaincant la jeune femme de vivre son idylle au grand jour. Amour transcendant et absolvant, comme une figure biblique de la prostituée trouvant le chemin de la rédemption par l’illumination dans l’amour (de dieu). Ainsi, si ces « nouvelles courtisanes » viennent gêner le féminisme de l’auteure, l’amour vient remettre tout le monde dans le droit chemin et absoudre les pêchés de l’ensemble des personnes parties prenantes de cette affaire. Un amour exclusif, excluant et monogame mais ô combien commode pour justifier les inégalités, de quelque nature que celles-ci soient. Les vieux sont toujours riches, les jeunes dans la précarité jusqu’au cou mais l’amour sauvera ce monde selon NLB. L'amour, un bon moyen de recouvrir la réalité du monde d'un voile, aussi difficile à accepter soit-elle.



En conclusion



Le « phénomène » (si tant est qu’il s’agisse bien de cela et non pas d’une pratique cantonnée aux sphères dorées de notre capitale) des sugar babies est intéressant à plusieurs titres. Il s’agit tout d’abord d’une question, comme le note avec justesse Ovidie, que nos sociétés n’ont pas envie de voir (Ovidie, 2017) alors que la réalité était là, sous nos yeux. C’est cela que NLB n’a pas voulu voir, enfermée qu’elle était (et est toujours) dans son univers doré où, croit-elle, seuls l’amour désintéressé et la passion véritable ont le droit de citer. Se fendant maladroitement de 5 pages (!) sur les statistiques de la précarité étudiante dans les pays Occidentaux, l’auteure passe malheureusement à côté de son sujet, même s’il faut saluer le traitement de cette thématique, bien trop peu abordée que cela soit dans la recherche ou les médias. Preuve en est le dernier chapitre où NLB nous informe de ce que les personnes interrogées pour son étude, hommes ou femmes, sont devenues. Comme cette dernière nous le dit « cette immersion dans l’univers discret et feutré des babbies et daddies aura été pour moi une découverte. La découverte d’un nouveau monde. D’un autre monde. Avec sa sociologie particulière. » (p. 187). Là est bien le souci : on sent que NLB avait davantage de choses à régler sur son propre parcours, oubliant au passage de nous éclairer sur les tenants et aboutissants de cette thématique. N’est pas sociologue qui veut ! Quant à savoir si ces femmes ont moralement raison ou tort de s’adonner à ce genre de pratique, là n’est pas la question. Les travailleurs et travailleuses du sexe ont leurs propres raisons et motivations de se lancer dans ces pratiques. Il convient avant toute chose de les protéger et leur offrir les meilleures conditions de travail possible plutôt que de les laisser dans la précarité. Idem pour les étudiants et les étudiantes en leur offrant les moyens d’effectuer leurs études dans les meilleures conditions possibles. Passé cela libre à chacun et chacune de disposer comme il l’entend de son corps.


Au final nous sommes en présence d’un essai plutôt faible, dont l’analyse sociologique est clairement absente malgré la volonté affichée – et répétée plusieurs fois dans ses pages – par l’auteure le présentant comme tel. Saluons toutefois son existence qui pourra être éventuellement une entrée en matière avant d’études ou d’articles plus complets sur le sujet.



Références



Badiou Alain, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2009.


Bourdieu Pierre, La Reproduction, Paris, Éditions de Minuit, 1970.


Bourdieu Pierre, La Distinction : Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.


Brake, Elizabeth, Minimizing Marriage: Marriage, Morality, and the Law. Oxford, Oxford University Press, 2012.


Chaumier, Serge, La déliaison amoureuse : de la fusion romantique au désir d’indépendance, Paris, Payot, 2004.


Couvelaire, Louise, « Derrière la polémique Rich Meet Beautiful, le phénomène des sugar babies », Le Monde [En ligne] Mis en ligne le 27 octobre 2010. URL : http://www.lemonde.fr/societe/article/2017/10/27/apres-la-polemique-un-site-de-sugar-daddies-vise-par-une-enquete-judiciaire_5206576_3224.html


Deschamps, Catherine, « Prix et valeur dans la circulation du désir », Ethnologie française, 2013/3 (Vol. 43), p. 391-398. DOI : 10.3917/ethn.133.0391. URL : https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2013-3-page-391.htm


Ferrand, Mariane & Hesse, Edouard, « Faut-il interdire le site RichMeetBeautiful ? », Slate [En ligne] Mis en ligne le 01 novembre 2017. URL : http://www.slate.fr/story/153248/faut-il-interdire-le-site-richmeetbeautiful


France Inter, « Anatomie de la différence d’âge dans les couples », France Inter [En ligne] Mis en ligne le 1er septembre 2016. URL : https://www.franceinter.fr/societe/anatomie-de-la-difference-d-age-dans-les-couples


Kerninon Yann, Vers une libération amoureuse : propositions romantiques, érotiques et politiques, Paris, Buchet Chastel, 2012.


Ogien Ruwen, Penser la pornographie, Paris, Presses Universitaires de France, 2003.


Ovidie, « Le POV d’Ovidie : Sugar Daddy ou le bal des hypocrites », Brain Magazine [En ligne] Mis en ligne le 30 octobre 2017. URL : http://www.brain-magazine.fr/article/page-q/41133-Le-POV-d-Ovidie-Sugar-daddyou-le-bal-des-hypocrites


Tabet, Paola. La grande arnaque : sexualité des femmes et échange économico-sexuel. Paris, L’Harmattan, 2005.

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le 15 févr. 2018

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