Le livre-synthèse, celui de la consécration. Voilà l'impression qui ressort de la lecture de Limonov, biographie ample du poète russe du même nom, petit bijou de littérature de l'auteur de L'adversaire. On connaît l'importance que représente cette terre lointaine qu'est la Russie pour le fils d'Hélène Carrère d'Encausse. On sait également que la source majeure de sa littérature réside dans le saisissement des âmes fuyantes, dans cette manière de pénétrer la carapace d'individus qui échappent à l'image que l'on se fait d'eux. Et à travers eux, explorer sa propre personnalité, qui lui échappe autant qu'il ne semble dompter celle des autres.
Limonov est le roman qui synthétise toutes ces préoccupations. Le peuple Russe, à la destinée improbable, embarqué dans l'aventure communiste puis la fièvre effrénée du capitalisme, berceau des écrivains les plus torturés de ce siècle, était une mine d'or pour Carrère et il en a tiré la pépite la plus fascinante. Limonov, on l'a bien compris, est un concentré de l'histoire russe, avec ce qu'elle a de tumultueuse, douteuse, incertaine, échevelée et radicale. Limonov est une personnalité bariolée : il est égoïste, intolérant, mégalomane, et certaines de ses actions sont forcément répréhensibles. Mais aux yeux de l'auteur, la réalité est plus subtile que le portrait du jeune poète devenu fasciste. Limonov est une anguille, insaisissable, d'ailleurs Carrère lui-même bute sans cesse sur ce personnage, tout comme il échouait sans cesse à percevoir la réelle personnalité de Romand dans L'Adversaire. Le roman est à l'image de l'homme, passant de l'élégie à l'emphase épique ou à la crudité la plus crasse avec une aisance folle. C'est un livre fou, élégant, à la prose délicate et fluide. On entre dedans et on se laisse embarquer dans ce roman incroyable qui brosse autant le portrait de Limonov que celui de la Russie du XXème siècle ou celui de Carrère lui-même (portait en contre-point filé tout le long du roman comme dans un jeu de miroir) au point de ne pas pouvoir le lâcher. Une très grande claque pour cette rentrée littéraire, injustement éjectée de la liste du Goncourt, en espérant que le Renaudot viendra réparer cette injustice.
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