Laurent Douzou réussit une gageure : rendre hommage à la personne éminemment touchante que fut Lucie Aubrac tout en osant démêler les arrangements avec les faits qu'elle a pu prendre (dans ses déclarations et ses écrits) quant à sa vie.


Ayant fait sa thèse sur Libération-Sud, cet historien a travaillé pendant longtemps avec Lucie Aubrac, dont il a pu observer qu'elle ne s'embarrassait pas toujours de rigueur dans ses souvenirs. il entama donc un travail de biographe. Pas un travail d'hagiographe, mais bien un travail d'historien positiviste. Il est allé chercher les bulletins scolaires, les rapports d'inspection, les brochures dans lesquelles la jeune militante communiste a pu collaborer. Il a ensuite essayé de reconstituer une chronologie, et, lorsqu'il a observé des décalages entre la version de l'intéressée et les faits, il s'est intéressé aux raisons de ces mensonges/déformations.


Ainsi, Lucie a simplifié quand elle répétait à l'envi descendre de pauvres vignerons bourguignons : au moment de sa naissance, peu avant la 1e guerre mondiale, ses parents étaient domestiques en région parisienne. De même, contrairement à ce qu'elle a pu raconter, son père n'aurait pas disparu après être revenu amnésique de la guerre, mais il est certain que son retour dut être vécu comme celui d'un homme invalide et devenu étranger (dans un premier temps) à sa famille. Elle n'a pas obtenu le concours de l'école normale des institutrice du premier coup, mais du troisième, mais elle occulte cela car ces dures années à rattraper son retard en latin, elle les jeta au vent en renonçant à intégrer l'école normale pour préparer l'agrégation d'Histoire à la Sorbonne. Sur la date à laquelle elle eut celle-ci et sur ses affectations, elle a également mis des flottements, par pudeur de reconnaître qu'elle demanda souvent des détachements pour d'autres activités, ou aussi car elle avait demandé une bourse d'étude pour rédiger une thèse.

L'ouvrage revient aussi sur la polémique qui marqua à vie le couple Aubrac, alors âgés, lors du procès Barbie, lorsque Jacques Vergès, avocat du nazi, essaya de salir Libération-Sud en sous-entendant que les Aubrac auraient pu être en cheville avec la Gestapo. Sans reprendre tout le dossier, pas aidé par un couple Aubrac sanguin, qui voulait laver son honneur sans être prêt à aider les historiens à démêler les faits, l'ouvrage innocente ces deux belles âmes.


l'ouvrace est divisé en trois parties, avec un plan malin qui reprend les trois noms que prit Lucie Aubrac :

Lucie Bernard (1912-1939), avec ce beau parcours d'une fille issue de milieu modeste qui s'éveille aux études d'Histoire (la matière qui a toujours été son fort), au pacifisme, au militantisme antifasciste, à la France des beaux jours (j'aurais aimé plus de détails sur son goût pour les randonnées en montagne, si typique du Front Pop').

Lucie Samuel (1939-1944), du vrai nom de son époux Raymond, sur l'éveil à la résistance, et notamment à cette vocation d'aide à l'évasion. La première évasion de Raymond d'un stalag (rocambolesque : elle flirte avec le planton pendant que Raymond file avec les habits civils qu'elle lui a fait passer en douce). Le repli sur Lyon, les premiers actes de résistance avec d'Astier de la Vigerie (imprimerie clandestine, tags). Les premières évasions, et puis le fameux coup de filée de la rue Caluire, et la tentative d'évasion folle (trois voitures armées de mitraillettes attaquent en plein Lyon un camion de la Gestapo, avec à bord Lucie enceinte de six mois). Trois mois de cavale avant une laborieux exfiltration vers l'Angleterre.


Lucie Aubrac (1944-2007). Arrivée à Londres, la jeune femme devient le symbole de cette France qui se soulève contre l'Occupant. Elle participe à Radio Londres. Elle publie sans l'aval du parti, dès 1945, une brève histoire de la Résistance, que le PCF n'aimera pas pour son unanimisme. De manière générale, après l'éviction d'André Marty en 1955, ses liens avec le parti se distendront. Elle tente également de publier un journal féministe bien rude, qui meurt au bout de sept mois (comme beaucoup des titres de la Libération). Elle reprend vite son parcours d'enseignante, alors que Raymond fait une brillante carrière d'ingénieur, puis de fonctionnaire international à l'ONU. On l'oublie, mais les Aubrac passe 18 ans à l'étranger : cinq ans au Maroc (1948-1963), puis à Rome et enfin à New York. Couple bohême. Lucie est aussi la secrétaire perpétuelle de Libération-Sud, dont elle gère les archives. Mais elle met fin prématurément à sa carrière d'enseignante, sans quitter le monde de l'éducation (elle participe activement à la préparation des classes au CNRD). Et elle n'abandonne pas le militantisme.


De tout cela, il ressort le portrait d'une fonceuse, qui croit en sa chance et ne calcule pas, quitte à se prendre parfois de rudes claques. Sa relation au parti a toujours été celle d'un électron libre dont on se méfiait. La vivacité, la spontanéité et une forme de candeur émane du portraît de Nicolas Douzou. Je ne m'attendais pas à être autant touché par ce livre. J'ai envie de voir le reportage dont il parle, Lucie de tous les temps.


Elle est morte au bon moment : au moins elle n'aura pas connu le sarkozysme triomphant.


Je recommande ce livre, qui garde un bon équilibre entre travail scrupuleux d'historien et empathie avec son sujet.


zardoz6704
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le 25 avr. 2025

Modifiée

le 27 avr. 2025

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