Auteur de plusieurs livres de poésie et d'essais*, Samuel Rochery signe à nouveau ici un livre déroutant et peu commun. Par-delà la référence au fabricant de jouets bien connu, son titre est un clin d'oeil à un autre titre, celui d'un livre écrit par un certain John Barton Wolgamot, poète d'un seul livre entièrement fait de noms propres. Est-il imaginaire, comme John Mattel ? Peut-être. Les contes portent le nom de gens "célèbres ou inconnus", ce qui importe peu : les personnages décris dans le livre, à travers des scènes qu'on dirait rythmés comme des pages de mangas, ont beau nous dire quelque chose (Paul Mc Cartney, Demi Moore, Rousseau (!)), les voilà tous réinterprétés par l'imagination capricieuse de Mattel et transformés en "figurines". Tout cela est loin d'être gratuit, et on sera loin d'épuiser tous les enjeux de ce livre dense et simple à la fois.
Mattel ressemble à une suite de courts poèmes en prose narrative, souvent satirique ; la référence aux "contes cruels" de Villiers de l'isle-Adam cité en exergue est on ne peut plus explicite quant au projet. Mattel ne cesse de montrer, au fil des pages, que "raconter pour raconter" n'a aucune importance à ses yeux. C'est la difficulté que les personnages ont à vivre leur propre vie, et le surréalisme des scènes dans lesquelles ils se trouvent (Rousseau conduit un tracteur ?) qui créé le temps décalé d'une sorte de poème narratif. C'est là l'originalité forte du livre, qui réside dans une approche "camouflée" de la forme poétique - synthétique et stratifiée - par le biais de paragraphes qui font mine de suivre un fil prosaïque, qui sera interminablement rompu, "digressé", pour finir par opérer une tranquille subversion de nos habitudes de lecture. Synthèse de violence et de réflexion, Le livre appartient à un temps où la mémoire se construit en se méfiant des "grandes lignes", et du roman par la même occasion.
A la fin, on lira une postface qui oriente l'ensemble des fictions vers le travail de la mémoire : celle du personnage Funes qu'a créé Borges (référence chère à Rochery), mais l'auteur nous propose de penser un Funes iconoclaste à lui-même : un Funes qui joue avec sa mémoire d'éléphant, qui transforme ses souvenirs en fiction, pour que les choses du passé soient ancrées dans le présent de manière inédite et à nouveau mémorables. Rien n'empêche, aussi, de lire ce texte merveilleux et multiple de manière aléatoire. Des contes extraits d'un roman qui a peut-être existé (le roman impossible de ce mystérieux Wolgamot ?), et dont l'auteur nous restituerait les meilleurs passages, éclatés pour être recadrés (re-figurés, figurinés ?) dans un espace-temps parallèle. Un grand livre, qui change notre rapport au texte. Un auteur rare à la pensée stimulante.


"Tout le monde arrête de pester une minute et tout le monde se met à penser une minute. Avec un métier aphoristique comme celui-là je peux bien observer les gens et leur filer des noms de gens qui ne sont pas eux comme c’est dans un registre des naissances. Ca ne sert à rien, une naissance, si c’est pour dire qu’il n’y a plus rien de possible après elle. Je ne parie pas trop sur la contemplation, qui transforme tout le monde en nain de jardin inoffensif. Par contre, vous faites semblant d’avoir une occupation, je veux dire, une occupation à laquelle vous faites semblant de croire en toute bonne foi comme à un billet vert, et vous apprenez en même temps à respecter votre regard là-dedans. Dans le semblant je dis bien. Et forcément vous en croisez d’autres comme vous n’en avez jamais vu, des regards d’êtres humains, pas des phares de caravanes publicitaires, entre la manif et l’attente auditive du tram." (Mattel, p. 96)



  • Citons l'excellent Oxbow-p. paru en 2008 - un essai sur la poésie et la musique - suivi par les Odes du Studio Maida Vale en 2009, des poèmes qui parlent d'une chanson de Steve Albini, le producteur des Pixies et de Nirvana - deux groupes de la scène rock indépendante des années 90...

Fabrice_Guidal
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Créée

le 17 juin 2013

Modifiée

le 18 juin 2013

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