Pour cette critique de Mauvaises Filles, j’ai relu celle que j’avais faite de Mauvaise Graine (1). Dans les grandes lignes, le travail des auteurs est similaire ; ma critique le sera aussi. Mauvaises Filles couvre à peu près deux siècles – mettons de 1800 à nos jours –, n’est pas mal écrit, bien illustré, « approfondi sans être redondant, synthétique sans être superficiel ».
L’ouvrage est structuré en trois grandes parties, chacune correspondant à une époque : « Le temps des “filles perdues”, qui débute au xixe siècle pour s’achever au lendemain de la Première Guerre mondiale, met en avant la figure de la victime, déclassée sociale, paria rejetée hors des normes de genre par une sexualité qui la souille moralement, au point qu’elle en devient dangereuse. Puis vient le temps des “filles modernes”, de l’entre-deux-guerres aux années 1960, années d’émancipation sociale et culturelle de la jeunesse populaire, où la “modernité” reste cependant appréciée comme un péril plus qu’un progrès. Enfin, le temps des “filles rebelles”, des “années 68” au tournant du XXIe siècle, consacre la subversion comme forme ultime de déviance, plaçant le sujet au cœur du pouvoir malgré un déficit de reconnaissance sociale des filles, ces dissidentes » (p. 13).
S’agissant de filles – l’autre volume est mixte – l’ouvrage insiste sur le fait qu’« hier comme aujourd’hui, la “mauvaise fille” est celle qui déroge aux devoirs de son sexe » (p. 9). Autrement dit, pour la justice et quelle que soit l’époque, la notion de sexe se traduit ainsi : « Si on reproche aux garçons ce qu’ils font, en vertu de la réforme pénale positive issue des Lumières, on reproche souvent aux filles ce qu’elles sont, faisant écho au processus de subjectivisation du droit en marche dans la seconde moitié du XIXe siècle. […] Selon cette idée que le féminin s’imprègne, jusqu’à se vicier, de son environnement, tandis que le masculin agit sur son environnement » (p. 12).
C’est dans ce cadre que les auteurs étudient, sur près de deux cents pages, « l’écart entre les pratiques sociales et les discours normatifs » – notant par exemple que jamais cet écart « n’a été aussi grand que dans cette période qui s’étend des années 1920 aux années 1960 » (p. 71). Assurément, tout ceci donne de la force et de l’unité à l’ouvrage.
Deux bémols cependant. Le premier est bénin : pour illustrer leur propos, les auteurs ont choisi de dresser une vingtaine de portraits imaginaires représentant diverses modalités de déviances – au sens sociologique du terme – telles que la morale publique les a envisagées à travers le temps. En présentant « Élise, vagabonde », « Madeleine, mère sous surveillance » ou « Élisabeth, avortée », s’agit-il de rendre ces « Mauvaises Filles » plus émouvantes ? D’insister sur leur statut de victimes, auquel notre époque est particulièrement sensible (2) ? De présenter plus concrètement un sujet pourtant suffisamment intéressant sans cela ? Cette concession au docu-fiction m’a surtout paru bien inutile.
Le deuxième hic me gêne davantage. Il me semble en effet difficile, quand on aborde l’histoire des mentalités – car en dernier ressort c’est de cela qu’il s’agit –, de faire entièrement l’impasse sur le cadre socio-économique dans lequel se font et se défont ces mentalités. Or, quand Mauvaises Filles évoque les vagabondes du XIXe siècle, c’est sans les relier à la Révolution industrielle ; les hippies ou les petites voleuses, sans aborder l’ambiguïté de comportements d’autant plus intéressants qu’ils prenaient place dans une société de surabondance matérielle ; l’anorexique, la « prostituée 2.0 » ou la « crapuleuse » de la fin de l’ouvrage, sans jamais établir de rapport explicite avec notre société de capitalisme triomphant.
J’aimais bien le titre Mauvaise Graine, car il posait implicitement la question du sol. Ce n’est pas le cas de Mauvaises Filles.


(1) Même éditeur, même principe, même format, une co-auteure et au moins une photographie communes. Ma critique ici.


(2) Mauvaises Filles et Mauvaise Graine insistent précisément sur une oscillation : le regard porté par la justice sur les mineurs déviants les considère tantôt comme coupables, tantôt comme victimes – un pôle répressif et un pôle protecteur qui naturellement ne s’excluent pas.

Alcofribas
7
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le 9 nov. 2019

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