Pauvre Belgique, c’est pas Charlie !

Mon cher Charlie,


J’ai bien ri en lisant ton pamphlet Pauvre Belgique. C’est que, chez nous, on a le sens de l’autodérision. Sérieux, il n’y a qu’à observer nos stars nationales, de Sttellla à Amélie Nothomb en passant par Geluck pour s’en rendre compte : on est fortiches dans l’art de l’autoparodie, on aime rien mieux que nous moquer de nous-mêmes, de notre accent, de nos frites une fois et de notre belgitude. Tu as voulu nous déshabiller (La Belgique déshabillée était d’ailleurs le titre auquel tu avais pensé pour ton livre), et depuis, nous avons joyeusement repris ce concept dans une émission, Steaptease, dont les épisodes les plus savoureux et les plus férocement drôles sont encore dans toutes les mémoires. Pourtant, Charlie (tu me permettras cet affectueux surnom car depuis le temps que je te fréquente, j’ai l’impression que tu fais partie intégrante de ma vie et, il faut que je te l’avoue, tu es bien l'un des rares que j’aurais plaisir à rencontrer dans l’au-delà, si d’aventure il existait) j’ai seulement noté d’un bien pâle 7 ta cruelle diatribe contre ce plat pays qui est le mien. Non pas parce que tu y écris que Bruxelles ma belle est une capitale de singes, que nos femmes puent comme des thons avariés ou qu’elles ont des guibolles comme des poteaux. Peu m’importe que tu nous compares à des veaux, que tu nous juges stupides, sales, malhonnêtes, ou paresseux … Oui, j’ai bien ri et même si je me suis dit que tu en faisais parfois juste un peu trop, que ta peinture à l’acide était un poil caricaturale, j’ai ri aux éclats, d’un bon rire franc, très premier degré, d’un rire auquel sûrement tu n'aurais rien compris, persuadé que tu étais que nous t’aurions chassé à coup de pierres si nous avions su ce que tu pensais de nous. C’est mal nous connaître mon ami, et pourtant, toi qui nous as décrits comme des mollusques, tu aurais dû le savoir, qu’il n’est pas si facile de nous écraser sous le poids du mépris et des ricanements.


Je l’admets d’ailleurs bien volontiers, tu avais de nombreuses circonstances atténuantes pour excuser cet excès de bile et de sarcasmes. Tu as dû vite déchanter, toi qui avais espéré te refaire chez nous une santé financière (l’autre, il y a belle lurette tu l’avais perdue dans les bordels parisiens). Les éditeurs d’ici n’ont pas plus compris ton génie que leurs confrères français et le moins qu’on puisse dire, c’est que tes conférences n’ont pas attiré les foules. Et puis, toi qui as toujours été si atrocement conscient de la progression implacable de ta maladie, tu avais peut-être pressenti que ce voyage au pays des brumes serait pour toi le début de la fin.


Alors, pourquoi seulement 7, fieu ? Tout simplement parce que Pauvre Belgique, tu me permettras ce jeu de mots, c’est pas Charlie ! Ou, en tout cas, ce n’est pas tout Charlie. Ce qui m’embête, vois-tu, c’est que les lecteurs de cette sinistre farce vont forcément croire que tu détestais cordialement tout ce qui touchait à cette contrée de barbares et de balourds que tu vomissais ; ils vont penser que tout ce qu’elle renfermait te dégoûtait absolument, alors que la réalité est tout de même un poil plus nuancée. Dans ce pays que tu as comparé à un bâton de merde, tu as eu le bon goût de ne pas mettre tout et tout le monde à la même enseigne et de reconnaître, fût-ce du bout des lèvres, qu’il y avait tout de même quelques perles parmi les pourceaux. Comme ce jeune peintre et graveur Félicien Rops, dont l’inspiration était à tout le moins aussi diabolique que la tienne et qui a illustré tes Epaves. Il fut, cet ami fidèle et dévoué, une de tes rares consolations pendant ton séjour dans notre morne royaume. Et puis, même si tu avais du mal à l’admettre, tu admirais Van Eyck et les primitifs flamands. C’est vrai, tu détestais par-dessus tout Bruxelles, capitale d’un pays bancal et étriqué, mais tu en admirais la Grand-Place. Toi pour qui le XVIIe siècle était synonyme de classicisme français, tu as découvert chez nous la luxuriance et le foisonnement du baroque et, quoique tu aies eu mauvaise grâce à le reconnaître, tu as éprouvé devant nos retables et nos églises étonnement et fascination. Tu admirais particulièrement l’église Saint Loup à Namur, que tu as qualifiée de "sinistre et délicieux catafalque". Tu ne croyais sans doute pas si bien dire, mon malheureux ami, en recourant à cette funèbre métaphore, car c’est en effet sur son parvis que tu t’écrouleras, victime d’une attaque qui, jusqu’à ta mort, te laissera immobile et sans voix.


Mon pauvre Charlie, j’ai le cœur bien serré quand je pense à ce qu’a été ta longue agonie, à ce corps sans vie, devenu avant l’heure le tombeau de ton esprit toujours lucide et qui mesurait, jour après jour, l’effroyable progression du mal qui te rongeait. Tu penses si, au vu des terribles souffrances que tu as endurées, je te pardonne volontiers toutes les méchancetés que tu as pu écrire à notre encontre. Et puis, de savoir que la dernière chose que tu aies admirée en ce bas monde se situe dans une petite ville au confluent de la Sambre et de la Meuse, à deux pas de chez moi , a tout de même à mes yeux un petit air de revanche…

No_Hell
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le 20 oct. 2016

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