Aujourd’hui, on va parler politique. Rédigé durant les premières années de la dernière décade, Post-démocratie est un essai qui part d’un constat très simple, et plutôt consensuel : « la démocratie est de plus en plus une coquille vide ».


Sauf que contrairement au premier pilier de bar venu, Colin Crouch y apporte des arguments solides, une analyse historique pour expliquer les causes qui ont mené à ce constat, et mieux encore, des solutions possibles pour redonner du sens au mot démocratie. Et sa thèse de 2003 s’est révélée prémonitoire de nombreux maux qui survinrent ces dix dernières années.



« Si l’on croit que les maux de la démocratie sont uniquement liés aux
rôles joués par les mass media et les manipulateurs d’opinion (spin
doctors), on passe complètement à côté de processus beaucoup plus
profonds qui travaillent en ce moment les sociétés. »



On va donc aller plus loin, et identifier tous les processus qui ont affaibli la démocratie ces cinquante dernières années.


Mais d’abord, pourquoi ce terme de post-démocratie ? Le préfixe post est un peu utilisé à toutes les sauces, et il convient donc de clarifier la formule, avec un peu de théorie sémantique. Pré-X, c’est une période qui est caractérisée par une absence de X ; X, c’est la période d**’apogée du concept X** ; enfin, post-X, une période caractérisée par « l’apparition d’un nouvel élément qui tend à réduire l’importance du X, voire, le dépasser ».


Et donc la post-démocratie est une période qui suit la démocratie, mais, de par certains changements dans le système global, présente certaines caractéristiques de l’ère pré-démocratique. (revenons-en au pratique) Telles que la prépondérance des intérêts patronaux et des élites dans la politique ou le désintérêt de la masse pour la politique. Crouch ose même la comparaison avec la période pré-Révolution Française, la monarchie et l’aristocratie se partagent le pouvoir et la prise de décision tandis que bourgeoisie et paysannerie n’y ont que peu accès et financent les premiers par le biais des impôts. (qu'on pourrait schématiquement et grossièrement retrouver dans notre société actuelle)


Et Crouch identifie la période de pleine démocratie comme celle d’après-guerre, après que les idéaux totalitaires et fascistes aient totalement perdu leur crédibilité auprès des citoyens du monde occidental. Ère d’expansion des attributions de l’État-providence, d’investissement civil dans des causes sociétales (suffrage universel, fin du colonialisme et lutte contre le racisme) et de création d’une classe moyenne majoritaire. Avec en parallèle une transformation de l’économie, l’augmentation de la classe moyenne allant de pair avec une croissance de la consommation, et donc de l’économie. Mais au cours des années 70’s, une multitude d’évènements (chocs pétroliers, crise du dollar, guerre du Vietnam) vont ralentir ce processus et permettre un basculement majeur dans l’économie, qui se basera désormais plus sur le monde de la finance que sur la consommation.



« Partout, la part du travail dans le revenu national, qui avait crû
régulièrement pendant des décennies, a recommencé à décliner, au
profit du capital. »



Une des conséquences logiques de tout cela, c’est que le citoyen devient dès lors moins important que l’entreprise sur le plan politique (puisqu’il influence moins l’économie). Et les années 80 seront marquées par ce nouveau modèle (avec Reagan et Thatcher, inspirés par l’économiste Hayek), caractérisé (entre autres) par la dissociation entre modernisation technologique et réduction des inégalités. Pour la première fois depuis des décennies, l’écart entre riches et pauvres recommence à s’accroitre.


Conclusion n°1 : la démocratie s’est affaiblie parce que la contribution directe du citoyen dans l’économie a diminué au profit du monde de la finance, qui a dès lors plus d’attention et de faveurs du monde politique.


Crouch nous parle ensuite des ONG et lobbies, qui jouent aujourd’hui un rôle-clé en politique.
Il identifie deux types d’organisations, qui émanent d’une citoyenneté positive ou négative. Positive : une organisation qui défend une cause ou témoigne d’une identité commune, et formule des revendications à l’État. Négative : le militantisme négatif, contestaire. L’un des problèmes de la démocratie actuelle, selon Crouch, c’est que les mouvements de contestation ont aujourd’hui plus d’attention et de soutien populaire que celles qui font des revendications « positives ».
Et le problème des organisations, c’est qu’elles ne disposent pas toutes des mêmes moyens, et certaines pourront plus facilement que d’autres influencer le pouvoir, ou y avoir accès. Et dans notre monde, les lobbies financiers, des grandes multinationales disposent de plus de moyens que ceux des petits producteurs indépendants ou des défenseurs de la nature. Et il ne faut pas être d’une infinie clairvoyance pour comprendre que ça induit forcément des distorsions dans la défense des intérêts, ceux des plus riches ayant plus de chances d’être victorieux.


Le problème s’aggrave quand il s’immisce dans la politique, et certains partis politiques sont financés par des lobbies d’entreprises/financiers. Et paf, ça fait des conflits d’intérêts. Les entreprises peuvent aussi brandir la menace que leur secteur entrera en crise si le gouvernement adopte telle ou telle politique, et disposent donc d’un pouvoir de levier énorme sur la prise de décision.


En parallèle, les années 80 furent marquées par une vague de privatisations, qui eurent pour effet de réduire le nombre de compétences directes de l’État. Phénomène amplifié par le fait que l’État délègue de plus en plus de tâches à des entreprises ou lobbies (dans l’Union Européenne, la plupart des enquêtes/recherches sont confiées à des groupes d’intérêt, jugés plus compétents/experts pour certains dossiers). Ce qui a deux conséquences majeures : l’État exerce de moins en moins de compétences, et perd peu à peu sa légitimité à diriger (puisque le privé est de plus en plus perçu comme compétent dans des domaines où l’État ne l’est plus), et en même temps l’écart entre le citoyen et le « prestataire du service politique » s’accroit, puisqu’il y a du coup un échelon en plus (citoyen => élit => gouvernement => délègue => privé). Le pouvoir s’éloigne en quelque sorte davantage du citoyen (ce qui relativise du coup l’importance du vote).


Conclusion n°2 : la trop grande libéralité du système des lobbies entraine un déséquilibre dans la représentation des intérêts, ceux des groupes de pression patronaux/financiers étant plus à même de se faire entendre que ceux défendant des intérêts citoyens. (ex actuel : malgré le soutien populaire et les lobbies pro-consommateurs, le TTIP est en passe d’être accepté parce qu’il est soutenu par les lobbys économiques) Il en résulte (globalement) un désintéressement des citoyens pour la politique/le vote.


Et si le nombre des organisations non-gouvernementales qui défendent des causes citoyennes a augmenté, le nombre de citoyens directement impliqués en politiques a baissé (notamment très visible de par la diminution des adhérents aux partis politiques dans la plupart des pays occidentaux). Colin Crouch avance également que la qualité des débats publics a diminué, ce qui serait dû à l’essor du marketing et de la publicité, qui ont développé des techniques de plus en plus agressives. Les pubs doivent être percutantes, directes, racoleuses et sensationnelles. Ce qui aurait influencé les médias : « le caractère spécifique du marché de masse de l’information et la nature transitoire de ce produit le rendent inadapté à un traitement sérieux », ce qui conduit les partis politiques à se calquer sur ce modèle pour atteindre le citoyen.


En parallèle, l’essor de la classe moyenne a permis une certaine homogénéisation de la société (de façade sans doute), et les classes sociales sont bien moins identifiables, et ne témoignent plus vraiment d’une certaine identité. Identité qui permettait d’unir des grandes importantes de la population derrière des causes communes, et qui était relayée par certains politiques. La dissolution des classes n’est pas un mal en soi (et ce n’est pas ce que l’auteur essaye de dire), mais il est dès lors devenu plus difficile de s’associer pour mener des luttes, et les partis n’étant plus basés sur des groupes aux identités bien définies, sont obligés de composer avec un électorat versatile, et donc d’être convaincants auprès du plus grand nombre, en respectant les codes des médias et de la pub (importance de l’image, particulièrement depuis Reagan, phrases choc, peu de débats publics de qualité).


Colin Crouch développe également des chapitres entiers consacrés aux principes du marché (et leur influence sur la démocratie) et la dérégulation, ainsi que sur la fonction d’homme politique, pour terminer d’identifier les causes majeures de sa « post-démocratie ». Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il propose aussi des solutions pour corriger la situation.



  • Affaiblir la domination des grandes entreprises au niveau national


  • -Réduire l’influence des intérêts patronaux au sein des gouvernements


  • Vérifier les flux financiers entre partis politiques et

    entreprises/lobbies (pour empêcher les diverses accointances)


  • Soutenir (en tant que citoyen) autant des ONG que des partis

    politiques pour soutenir le pouvoir de l’intérieur comme de

    l’extérieur


  • Recentrer les citoyens sur les vrais problèmes, les éloigner des
    clivages simplistes politisés.


Nombre de ces solutions semblent couler de source, mais peu réalisables.


D’autres sont plus originales, comme celles développées par le politologue Philippe Schmitter (et cité par Crouch) : donner la possibilité au citoyen de choisir d’attribuer chaque année une partie d’une somme (ponctionnée sur les impôts) aux partis qu’il désire, ou à des ONG/lobbies, et établir une assemblée citoyenne. La première idée se base sur le financement public des partis politiques, on permettrait donc ainsi aux citoyens d’influer sur leur financement (ce qui rétablirait le lien direct politique/citoyen, peut-être plus qu’avec un vote) et aussi de défendre, via les ONG/lobbies des intérêts qui l’intéressent peut-être davantage. L’idée de l’assemblée citoyenne est déjà plus répandue, mais le but serait de permettre à de plus en plus de citoyens (tirés au sort) d’avoir accès aux affaires politiques, pour politiser davantage la population.


Tout cela peut sembler bien utopiste, mais l’ouvrage de Crouch a le mérite d’énoncer les problèmes, et de proposer des solutions, en cela il est prescriptif, et dix ans après sa première parution, on peut même dire qu’il fut prémonitoire.


En effet, la crise financière de 2008 a démontré que même en cas de crise, les intérêts financiers étaient les premiers défendus, et passaient finalement avant ceux des citoyens, notamment avec l’application dans toute l’Europe de la fameuse règle d’or budgétaire, synonyme en fait d’austérité… Et les gouvernements ont souvent prétendu ne pas avoir eu le choix, dans le cas des sauvetages de banques par exemple, les intérêts financiers en jeu étaient trop importants… Les accointances entre milieux financiers et politiques furent aussi plus ou moins confirmés avec la mise en place de quelques anciens de Goldman Sachs à la tête d’organismes politiques, et cela n’a pas choqué le grand public outre mesure.


Globalement, Post-Democratie est un essai très intéressant, dont j’ai maladroitement tenté de résumer la pensée. Ce qui n’est pas évident tant l’analyse est tentaculaire, et précise : Crouch ne rechigne pas à employer du jargon économique, à faire des références politiques très précises (ou à des formes de gouvernement) et c’est un essai qui demande un certain investissement du lecteur pour être pleinement compris.


Si l’ensemble peut paraitre un peu trop péremptoire, et clairement politiquement orienté, Crouch ne tombe pas pour autant dans du « néo-marxisme » cliché, et reste relativement pragmatique, puisqu’il reconnait que le système capitaliste serait très difficile à déloger, et tente de proposer des solutions qui en tiendraient compte. Sans pour autant abandonner au marché des politiques-clé comme l’éducation, la santé ou la sécurité sociale qui doivent selon lui rester l’apanage de l’État(-providence), ce qui n’est pas forcément évident aux États-Unis.


On peut évidemment taxer certaines de ses idées d’utopiques, mais on ne peut pas reprocher au bouquin de ne pas être ancré dans la réalité (et d’être trop théorique, reproche formulable pour de nombreux essais du même genre) : il est à la fois basé sur des évènements concrets, historiques et aisément vérifiables, tout en étant quand même appuyé sur des théories universitaires riches en sources. Concrètement, c’est structuré comme un travail universitaire/paper, tout en étant plus accessible, bien qu’une connaissance minimale en politique/histoire/économie soit requise.


Et puis forcément, comme tout essai de qualité, c’est un ouvrage qu’on referme le cerveau bien rempli d’idées nouvelles et de remise en question. Peut-être que ces idées ne se répandront pas et ne seront véhiculées que par des étudiants vaguement gauchistes dans des cafés un peu bobo ou dans des séminaires entre politologues, ce qui est le destin de bien des idées de réformes du système, mais se questionner sur le fonctionnement de son système politique est déjà en soi une bonne chose pour tout citoyen qui ne veut pas rester passif. Quant à passer au concret…


(désolé pour le côté brouillon, c'est ma première critique du genre, ce fut expérimental)

Floax
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le 11 avr. 2015

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