Le narrateur (certainement Stefan Zweig himself) arrive à Paris par le train et aborde la capitale par la gare de l’Est et une belle averse de printemps. N’ayant aucun rendez-vous avant plusieurs heures, il fait le choix de flâner dans cette ville qu’il aime. Alors qu’il est attablé à un café, il repère le curieux manège d’un non moins curieux petit homme affublé d’un manteau jaune, hideux et très défraichi. Son accoutrement autant que son comportement intrigue notre écrivain.

Il ne va avoir de cesse de le percer à jour, de comprendre qui il est et ce qu’il peut bien faire à revenir continuellement dans cette foule qui contemple – émerveillée – la devanture d’un magasin merveilleux. Tout à coup, son visage s’éclaire : il a trouvé. Le petit homme est un policier qui exerce son métier incognito. Il surveille, analyse la foule, cherche. Traque, peut-être !

Mais le policier le plus doué saurait-il jouer si vrai ? Aurait-il poussé son personnage jusqu’à revêtir une chemise aussi sale, aussi repoussante ? Probablement pas. L’indigence de l’individu n’est pas feinte. Il s’interroge de nouveau, surveille l’homme, s’irrite de ne pas trouver. Quand la certitude de l’avoir identifié le gagne enfin : un pickpocket ! L’homme est un voleur à la tire, le premier que le narrateur contemple dans son œuvre. Il va même jusqu’à quitter sa place à la terrasse pour se déplacer et trouver un poste de guet plus idéal. Il va alors regarder le maître en action et s’émerveiller de sa dextérité, de sa hardiesse, de sa prudence également, du choix de ses victimes, de ses hésitations et de ses multiples tentatives. Zweig est corps et âme dans la peau du personnage. Il transpire avec lui, craint d’être découvert. L’adrénaline exacerbe sa vigilance : il envoie continuellement des messages muets à son nouvel ami : attention danger à droite, pourquoi n’essaies-tu pas le gros à gauche ?

Zweig est aux anges : cette expérience unique lui fait comprendre à quel point pickpocket peut-être dangereux. Il fait brusquement l’apologie du délit élevé au rang d’art.

Son coup fait, le voleur s’éloigne rapidement, notre narrateur sur ses talons. Zweig le suit, ne le lâche plus. Il veut tout savoir de cet homme, tout savoir de cette profession qu’il a découvert de façon si inattendue. Mais déçu par son maigre gain, l’homme est obligé de replonger dans la foule pour une seconde tentative. Et sélectionnant les portefeuilles bien remplis, il dirige ses pas vers l’Hôtel Drouot. Le narrateur aimerait l’arrêter, lui dire sa folie, les risques immenses de se faire prendre et de perdre sa liberté. Dans une salle aux enchères, le voleur est tout près de lui. Zweig le surveille pour ne rien rater du moment clé, de cette main qui se glissera dans une poche. Il veut voir cet instant suprême. Quand subitement il prend conscience que cette fois la victime désignée est… lui-même !

Une nouvelle fascinante ! Je suis convaincu que Stefan Zweig relate ici une expérience vécue ou une anecdote qui lui a été conté précisément. Car pour dresser un portrait si juste, si criant de vérité il faut être non seulement un très grand écrivain – ce qu’il est évidemment –, mais avoir la scène sous les yeux. Cette excitation dévorante, cette peur qui prend aux tripes, peur d’affoler le voleur en le surveillant trop ouvertement, peur de le voir démasqué par quelqu’un d’autre que lui, peur de voir la victime dépossédée et placée dans une situation de gêne… Le cas de conscience permanent l’obligeant à choisir entre alerter la foule et laisser faire afin d’assouvir sa curiosité.

Magnifique !
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le 14 oct. 2014

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