Orphelin de père, le narrateur, âgé de quatorze ans, grandit tant bien que mal auprès d'une mère de plus en plus inaccessible. Réfugiée dans un monde où revit son premier né, que la mort subite du nourrisson a emporté, elle présente des signes croissants du syndrome de Diogène et accumule maladivement les objets. Deux décennies plus tard, devenu père à son tour après avoir été finalement élevé par son oncle et sa tante, le fils tente désespérément d'établir le contact avec sa mère, désormais terrée dans une maison débordante d'immondices.


Le roman commence par la genèse du drame, lorsqu’au décès du père dans un accident de voiture, se met en place un nouveau trio, constitué de la mère, du fils adolescent et, cette fois, du fantôme de plus en plus envahissant d’un bébé mort bien avant. La narration se partage entre le « je » du garçon, progressivement évincé par ce frère qui n’est plus, et le curieux « on » de la mère, qui, dans sa confusion croissante, s’est mise à dériver à distance du monde réel, abordant les rivages d’une folie sur le point de l’engloutir. Plus l’adolescent, à l’âge des premières expériences sexuelles et sentimentales, se lance à la découverte de la vie, plus la mère se replie dans un cocon peuplé de fantasmes, matérialisé par les objets qu’elle accumule en barricades protectrices et rassurantes.


Vingt ans plus tard, c’est au plus épais de la tragédie que le récit nous projette directement. « Orpheliné de son vivant », le fils rayé de l’univers maternel, mais décidé à forcer les barrages que sa mère a construits entre elle et lui, tente de retrouver une existence pour cette femme. A ses côtés, l’on découvre avec effroi l’état de décrépitude dans lequel elle est désormais plongée. Le narrateur se retrouve spéléologue lorsqu’il pénètre la maison de son enfance, devenue le sarcophage d’un esprit malade. Il n’y déterrera guère que les bribes vivaces de ses propres souvenirs, enfouis sous les montagnes de déchets puants qui ont colonisé tout l’espace.


Bouleversant quant à sa thématique, le roman ne se lit paradoxalement pas le coeur lourd. Car, si le récit a le tranchant d’un réalisme parfois cru, il l’amortit le plus souvent avec une pudeur pleine de tendresse et d’humour. Et c’est avec la même affection pour l’un comme pour l’autre que le lecteur entre dans la tête des deux personnages principaux, emportés dans leur vie et leur souffrance sans jamais s’appesantir sur eux-mêmes. Face à l’impossibilité du deuil, tout s’efface pour cette mère, rendue à un tel état de confusion que seul y surnage un prénom, celui de l’enfant mort. Elle-même n’a plus de consistance que celle de ce « on » par lequel elle se désigne, aux côtés d’autres concepts génériques comme « l’Homme » pour le mari mort et « le fils » pour le garçon vivant, tous trois ayant perdu pour elle leur réalité concrète. Abandonné pour un fantôme, le fils vivant tente d’exister. Dans sa colère, perdra-t-il lui aussi l’équilibre ?


Avec ses scènes marquantes, sa construction autour du ressenti de deux personnages, et son écriture modelée sur leurs modes d’expression et de pensée, ce roman désenchanté à l’ironie mordante possède une vraie originalité, en même temps qu’une parfaite justesse. C’est dans un grand frisson que l’on s’empresse de regagner la surface, après cette plongée dans les eaux troubles de la maladie mentale. Coup de coeur.


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Cannetille
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le 9 déc. 2021

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