Sapiens
7.7
Sapiens

livre de Yuval Noah Harari (2011)

Harari ou Les ornières de l'Histoire

Le best-seller de Yuval Noah Harari n’a pratiquement reçu que des critiques élogieuses. Il a notamment été recommandé par Barak Obama, Bill Gates et Mark Zukerberg. Sous la surface de cette odyssée exaltante, se cache pourtant une face obscure, celle que l’Occident, le véritable auteur de cette histoire, préfèrerait garder cachée.


La confusion entre histoire et évolution


Dans notre histoire traditionnelle, l’humanité était tranchée en deux, la préhistorique et l’historique. Harari propose de prendre comme cadre l’ensemble de l’espèce Sapiens, un choix très judicieux. Malheureusement, il la tranche encore en deux avec sa Révolution cognitive, qu’il situe entre 70,000 et 30,000 ans, soit après l’apparition de notre espèce. Il y aurait donc toujours des Sapiens préhistoriques, c’est-à-dire moins évolués.


Du même coup, Harari rétablit la confusion entre évolution biologique et histoire sociale. Sa « révolution cognitive », soit l’apparition de la pensée et du langage symboliques, serait un mélange obscur de biologie et de culture. Il prétend qu’elle n’aurait impliqué que « de menus changements dans la structure interne du cerveau » (p. 475). En réalité, l’apparition du cerveau des Homo Sapiens est une innovation biologique majeure qui marque sa séparation d’avec les autres espèces du genre Homo et qui est donc totalement achevée dès l’apparition d’Homo sapiens.


Cette volonté d’ignorer la distinction entre l’évolution biologique et l’histoire sociale, que l’Occident appelle aussi « évolution », elle est inscrite au cœur même de la vision du monde qu’il a élaborée pour se penser lui-même comme plus « évolué », en opposition à toutes les autres sociétés — longtemps appelées aussi des « races » sur la base de la même confusion bioculturelle.


La négation de la culture et du social


Dans le récit d’Harari, les cultures des premiers humains sont carrément niées. Il affirme que « la tribu n’était pas un cadre permanent » et qu’« il n’y avait pas de villes ni d’institutions permanentes » (p. 64). Autrement dit, sans écoles, musées ou palais de justice, il n’y aurait ni éducation, ni art, ni codes sociaux. Les peintures de Chauvet en témoignent pourtant magnifiquement. Au lieu d’avoir des cultures, les Sapiens anciens auraient été pourvus de « mécanismes hormonaux et génétiques qui aident à contrôler la procréation », de sorte qu’« en temps d’abondance, nos ancêtres avaient un peu plus d’enfants; en temps de pénurie, un peu moins » (p. 109). Un peu comme les plantes, qui poussent mieux ou moins bien selon l’ensoleillement et l’humidité.


Cet enthousiasme à dépeindre les premiers humains comme une variété animale ne s’arrête pas là:


« Les chasseurs-cueilleurs chassaient et cueillaient animaux et plantes sauvages auxquels on pouvait attribuer un statut égal à celui d’Homo sapiens. […] Les êtres communiquaient directement les uns avec les autres et négociaient les règles régissant leur habitat partagé » (p. 250, je souligne).


L’attribution d’un statut résulte toujours d’un rapport social entre des « êtres » d’une même espèce. Or c’est le Sapiens Harari (le « on ») qui décrète ici la valeur d’autres Sapiens plus anciens, sous prétexte que leur économie de chasse porte le même nom que celle d’autres animaux.


Harari n’ignore pas l’apparition des classes sociales, mais il semble y voir une conséquence automatique de l’accroissement de la taille des sociétés. Il mentionne le fait que « partout surgirent des souverains et des élites » (p. 129), mais sans se poser la moindre question sur le processus de leur « surgissement ». Pour lui, l’apparition des systèmes sociaux de domination s’explique tout simplement par l’apparition de « mythes appropriés » (p. 131).


Si on considère qu’il s’agit humains intelligents, divers scénarios peuvent être imaginés. Par exemple, celui d’un pacte de non agression entre une coalition de tribus, jetant les bases d’institutions politiques destinées à gérer des domaines d’intérêt commun (défense, réserves alimentaires, etc.) et progressivement amenées par un processus de dérive vers des structures sociales de domination.


Les tares des anciens Sapiens


Harari décrit ainsi les croyances des premiers humains :


« L’animisme […] est la croyance suivant laquelle presque chaque lieu, chaque animal, chaque plante, chaque phénomène naturel a une conscience et des sentiments et peut communiquer directement avec les humains » (p. 72).


Autrement dit n’importe quoi, à condition que ce soit farfelu et sans véritables liens avec le réel. Il ignore que le cerveau humain fonctionne sur la base de symboles, ce qui nous permet de comprendre que tous les « requins » ne vivent pas dans la mer et qu’on puisse prêter certaines qualités d’êtres animés à l’Everest ou aux Quarantièmes rugissants (d’où les majuscules).


Cet « animisme » est aussi présenté comme la religion commune à des milliers de sociétés préagricoles, qui ont pourtant inventé des milliers de langues. Cela supposerait la présence d’un fondement génétique qu’aucun savant n’a pu observer.


Quant aux humains d’après la Révolution agricole, leurs cultures ne semblent guère plus rationnelles (i.e. plus humaines). Comme ils n’étaient pas assurés de pouvoir « préserver la fécondité de leurs troupeaux », leurs dieux « gagnèrent en importance parce qu’ils offraient une solution à ce problème » (p. 250).


Harari semble assumer que les rituels religieux sont destinés à servir à des fins techniques plutôt que sociales. Or, si les paysans pouvaient bénir un champ ou invoquer un dieu, ils n’oubliaient pas de préparer la terre et d’y semer des graines au moment propice.


Le cerveau humain permet d’opérer en même temps sur le plan technique et sur le plan symbolique. Ainsi, on peut utiliser une automobile pour se transporter, tout en choisissant une Smart ou un VUS selon le message qu’on souhaite communiquer.


Pour expliquer la croissance démographique accélérée, Harari invoque le besoin de « mains supplémentaires aux champs », en ajoutant que ces « bouches supplémentaires eurent tôt fait d’engloutir les surplus alimentaires […]. » (p. 111). Ce qu’il faut comprendre, c’est que ces pauvres Sapiens n’étaient pas assez intelligents pour savoir que les « mains supplémentaires » auraient besoin de nourriture pour travailler aux champs.


Les anciens Sapiens seraient donc inintelligents, à moitié animaux et leur seule humanité se manifesterait par l’irrationalité. En acceptant l’idée que Notre histoire serait plutôt une « évolution » graduelle, nous apprenons à imaginer l’existence d’humains qui seraient encore un peu trop proches des singes. Pas seulement aux époques reculées mais aussi dans les endroits « reculés ».


Les vrais Humains et les Autres


Harari reprend la narration d’un récit dont la logique sous-jacente est la mise en scène de variétés d’humains tellement différentes que notre seule conclusion logique — inconsciente — est qu’ils ne pourraient pas appartenir à la même espèce. Ces Autres n’auraient pas les caractéristiques essentielles qui définissent l’Être humain (le vrai), soit essentiellement cette Raison par laquelle l’Occident a défini l’« être humain », mais dont il n’a cessé de prétendre avoir l’exclusivité.


Par exemple, on apprend que « Homo sapiens provoqua l’extinction de près de la moitié des grands animaux de la planète, bien avant que l’homme n’invente la roue, l’écriture ou les outils de fer. (p. 95, je souligne). Les premiers Sapiens seraient des humains en devenir mais ne mériteraient le titre d’« hommes » qu’après certaines inventions.


La dissociation des deux sortes d’humains ressort encore plus clairement de cette étonnante théorie d’Harari :


« Pris un par un, voire dix par dix, nous sommes fâcheusement semblables aux chimpanzés. Des différences significatives ne commencent à apparaître que lorsque nous franchissons le seuil de 150 individus; quand nous atteignons les 1500-2000 individus, les différences sont stupéfiantes » (p. 51, je souligne).


L’objectif réel de cette théorie surréaliste est d’établir le contraste entre « nous » les vrais humains présentant des différentes « stupéfiantes » et cet autre « nous » qui réfère aux humains encore « semblables aux chimpanzés », c’est-à-dire ces chasseurs-cueilleurs dont Harari précise bien que « l’immense majorité vivait en bandes d’une douzaine d’individus, d’une centaine tout au plus » (p. 62), soit en bas du seuil où les différences « commencent à apparaître ».


La dissociation entre ces deux lignées d’Humains peut aussi se faire d’une manière à peine perceptible, y compris pour l’auteur lui-même :


« Personne, et les humains encore moins que quiconque, n’imaginait que leurs descendants marcheraient un jour sur la lune, scinderaient l’atome, sonderaient le code génétique et écriraient des livres d’histoire. » (p. 14)


L’étrangeté de cette formulation ressort mieux si on la relit en remplaçant le mot « personne » par « aucun humain ». Logiquement, « personne » signifie « aucun humain normal comme Nous », tandis que « les humains encore moins que quiconque » réfère à ces Autres humains préhistoriques, « encore moins » intelligents que Nous.


Il n’est pas très fréquent que l’on retrouve côte à côte ces deux sortes d’humains mises en contraste dans la même phrase. Notre cosmologie occidentale cherche plutôt à les dissocier au maximum en leur créant des contextes séparés et inconciliables, selon la formule « Nous sommes l’Histoire, les Autres font partie de la géographie » , qui ouvre la porte à toutes les contradictions.


Harari met aussi en scène ce contraste en présentant la Révolution scientifique comme une œuvre purement occidentale. Pas de science dans l’Antiquité ou dans la période préagricole, pas de science non plus dans « les traditions prémodernes du savoir comme l’islam, le christianisme, le bouddhisme et le confucianisme qui affirmaient que l’on savait déjà tout ce qu’il était important de savoir du monde » (p. 296).


La Révolution scientifique est décrite comme le remplacement de la religion (la prétention du savoir) par la reconnaissance de notre ignorance (la science). En réalité, la science n’est pas plus le contraire de la religion que la technique n’est le contraire de la magie. Les deux niveaux sont parfaitement conciliables, l’un pour gérer nos rapports matériels et l’autre pour organiser nos rapports sociaux.


En tant que processus de connaissance du réel, la science a toujours existé. Son développement est directement lié au développement technique qui multiplie les expériences permettant de tester la validité des théories. Et ce développement technique est lié à la quantité d’humains, pas à leur qualité.


Une fois sur sa lancée, Harari raconte l’histoire du futur de Sapiens, celle d’une ultime mutation vers des êtres immortels et doués d’intelligences surmultipliées par leur absorption des technologies numériques. La confusion bioculturelle des origines aboutit ainsi à une ultime fusion bioculturelle.
Malgré ses prétentions scientifiques, l’histoire que raconte Harari est clairement un mythe, c’est-à-dire un récit visant à expliquer l’origine du monde — Notre origine — en cherchant surtout à lui conférer un sens partagé par la communauté des auditeurs.


Pour peu qu’opèrent les filtres que l’Occident a mis en place, l’histoire que raconte Harari a tout pour séduire ses lecteurs. Ils peuvent se sentir très fiers d’avoir parcouru cette odyssée qui les amène au seuil d’une condition quasi-divine. Ils peuvent aussi se sentir très fiers de l’empire mondialisé qu’ils gouvernent.


Ce récit mythique n’a pas qu’un effet politique. Il génère aussi une incapacité à comprendre la réalité humaine, ce qui est très lourd de conséquences. Notre connaissance de l’humain piétine parce qu’elle reste enfermée dans un système inconscient de représentations fondé sur la négation d’une commune nature humaine à l’origine des multiples cultures, et ce à tous les âges de l’humanité.

DenisBlondin
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le 4 janv. 2018

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