Chaque Houellebecq est un petit évènement littéraire en soi, l'occasion de prendre le pouls de la littérature française, d'en déceler les tendances.


Et ce dernier ne fait pas exception, Houellebecq montre qu'il est un vrai écrivain en ce qu'il sent les choses, les soubresauts de notre société malade, ses contradictions définitives. Il en prédit la chute, un peu plus à chaque roman, comme s'il n'avait plus une once d'espoir pour l'humanité. Un écrivain a toujours un peu les mêmes obsessions, c'est absolument vrai pour Houellebecq. Il incarne un peu cet esprit français éternellement pessimiste, dépressif et romantique. Bien entendu, on lui reprochera sa noirceur, son caractère réactionnaire, machiste, décadent. Mais il y a autre chose dans ce roman, l'amour, une thématique fondamentale qui sauve le livre.


Les références à l'actualité sont troublantes. Mettant en scène une révolte paysanne en Normandie sur une bretelle d'autoroute, on ne peut que penser aux gilets jaunes. Ce n'est pas que Houellebecq a prédit le mouvement, c'est qu'il en ressent les causes profondes, les soubresauts d'une mondialisation qui mettent dans l'impasse ceux qui en sont exclus. C'est sûrement cela un écrivain, une sorte de prophète, ou de voyant.


Ce qui est assez fascinant, c'est de voir que d'années en années Houellebecq est devenu un archétype littéraire. Un énième quadragénaire alcoolique et dépressif repart sur les traces de son passé et de ses souvenirs et fait le constat entre désespoir et tendresse d'une société malade qu'il moque avec un humour noir. Le pitch est presque comique.


Le premier chapitre du roman présentant un personnage mi-cynique et mi-désabusé, un ancien agronome, est une illustration du style de houellebecquien : des digressions sur les marques de café, des considérations techniques sur des antidépresseurs tout droit transcrites de Wikipédia, et des apories savoureuses, teintées d'un humour terriblement noir. Le narrateur multiplie les commentaires, comme pour remplir la vacuité d'un monde entièrement technicisé et terriblement ennuyeux.



J'avais vécu le même phénomène, une fois, lors d'une descente d'acide, il y a très longtemps, mais c'était infiniment moins grave, personne n'était mort, il y avait juste une histoire de nana qui ne se souvenait plus si elle avait accepté de se faire enculer, enfin des problèmes de jeunes.



Houellebecq ne prétend rien dire d'autre que la vacuité d'un monde du commentaire, du bavardage permanent. Ces aspects libidineux et désabusés nourrissent aussi sa légende, puisque son personnage ressemble à celui qu'il s'est médiatiquement bâti. La part de réalité et de fiction est d'ailleurs difficile à évaluer : Houellebecq ressasse sa propre vie car lui aussi fut ingénieur en agronomie, travailla au ministère de l'Agriculture...


Houellebecq c'est aussi un style, celui de la chute. Comme une bonne ou une mauvais blague il construit ses effets littéraires, fait monter son anecdote croustillante, son moment tendre et poétique avant de l'anéantir par une formule assassine ou provocante. Cette construction est visible à toutes les échelles, de la phrase jusqu'au paragraphe et guide même la structure du livre. Houellebecq prépare par une multitude de ricochets narratifs faits de chutes et de rebonds, le précipice définitif dans lequel il jettera son monde.



Et le pire est qu'à quarante-six ans je m'apercevais que j'avais eu raison à l'époque, les filles sont des putes si on veut, on peut le voir de cette manière, mais la vie professionnelle est une pute bien plus considérable, et qui ne vous donne aucun plaisir.



Certes Houellebecq s'écoute un peu, personnage semi-complaisant avec sa propre dépression, volontiers provocateur et érotomane, histoire de titiller la moralité des lecteurs ou la bien-pensance, mais aussi de les happer dans ses effets. Plus encore, il multiplie les digressions, étalant ses phrases sur des kilomètres alors que cela n'en vaut pas la peine, dans un style plat, volontairement appauvri par des considérations scabreuses et drolatiques. Sans parler des multiples descriptions de lieux réels, de personnalités, de l'actualité. Houellebecq s'inscrit dans un présent, parle de Macron entre des réflexions sur l'agriculture, l'Europe ou le cul des vaches. Houellebecq ne se prend pas toujours au sérieux et pour créer cet effet de chute saborde les structures de son propre récit. On pourra s'agacer des phrases à rallonges, où défilent les apartés et les parenthèses - Houellebecq a du mal à finir ses phrases - et de la vulgarité apparente, factice, du roman.


Le narrateur découvre que sa copine japonaise, Yuzu, on croirait le nom d'une algue ou d'un yaourt nippon, le trompe, dans des vidéos pornos explicites et passablement crasseuses :



Après ce mini gang-bang canin, j'interrompis mon visionnage, j'étais écœuré mais surtout pour les chiens, en même temps que je ne pouvais me dissimuler que pour une Japonaise (...) coucher avec un Occidental, c'est déjà presque copuler avec un animal.



Mais plus le livre avance, plus l'écriture devient poétique, romanesque, sensible et plus le narrateur, caustique, gras, vulgaire devient tendre, romantique, nostalgique. La coquille se brise ; cette pudeur viriliste, machiste, ce provocateur réactionnaire et libidineux, finit par nous parler de ses joies passées et du bonheur vécu ; en somme du temps qui passe, le grand thème de la littérature occidentale (Houellebecq cite d'ailleurs Proust et Mann, deux auteurs obsédés par cette question). Il part se ressourcer en Normandie, aux origines, à la recherche d'un amour de jeunesse perdu, d'un ami agriculteur qui lui est plus cher qu'il ne semble vouloir l'admettre, marchant sur ses propres pas.


Ce passage est particulièrement fort, car il s'attarde à la fois sur la beauté de la nature normande et la réalité du monde paysan. Aymeric, aristocrate, éleveur laitier en difficulté financière, ne voit plus sa femme, ses enfants, et lorsque le narrateur le retrouve, il en dresse un portrait terrible et touchant. Tout au plus le pauvre homme parle-t-il par Skype a ses deux petites filles :



Qu'est ce qu'il pouvait bien raconter à ses petites filles, des sottises évidemment, il leur disait qu'il allait bien ce con alors qu'il allait tout sauf bien, il était juste en train de crever de leur absence, et de l'absence d'amour plus généralement.



Le sujet du livre est dit : les amours mortes, qui n'en finissent plus de mourir.


Ce personnage deviendra le leader malgré lui d'une révolte paysanne qui tournera mal, dans une scène puissante qui fait terriblement écho à l'actualité :



L'arrière plan était d'une violence abstraite et absolue, une colonne de flammes se tordait sur un fond de fumée noire ; mais à cette seconde Aymeric paraissait heureux, enfin presque heureux, il paraissait à sa place tout du moins, son regard et sa pose décontractée surtout reflétaient une incroyable insolence, il était l'une des images éternelles des révoltes (...)



Et puis il y a les personnages féminins, une fois passée la petite amie japonaise nymphomane, et des belles phrases sur la féminité, malgré l'apparente et réelle misogynie du personnage - et peut-être de l'écrivain-, les anciennes conquêtes du narrateur, des vieux souvenirs, qui offrent de beaux moments d'humanité, de réflexion sur la sexualité, l'amour, la vie, entre tendresse et cynisme mais toujours un peu amers.



Il est mauvais que les aimés parlent la même langue (...) car la parole n'a pas pour vocation de créer l'amour, mais la division et la haine, la parole sépare à mesure qu'elle se produit, alors qu'un informe babillage amoureux, semi-linguistique, parler à sa femme ou à son homme comme l'on parlerait à un chien, crée les conditions d'un amour inconditionnel et durable.



--



Il advient, cependant, rarement, chez les hommes les plus sensibles, et les plus imaginatifs, que l'amour se produise dès le premier instant (...), mais c'est alors que l'homme, par un prodigieux mouvement mental d'anticipation, a d'ores et déjà imaginé l'ensemble des plaisirs que la femme pourrait au fil des années(...) lui prodiguer, que l'homme a déjà (...) anticipé la fin glorieuse(...). L'amour chez l'homme est donc une fin, un accomplissement, et non pas, comme chez la femme, un début, une naissance.



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C'est une expérience pénible, dont on ne se remet jamais tout à fait, mais elle est peut-être en un sens salutaire, la traversée d'un divorce est peut-être le seul moyen efficace de mettre fin à l'amour (...), si j'avais pour ma part épousé Camille avant d'en divorcer peut-être aurais-je réussi à cesser de l'aimer - et c'est exactement à ce moment, tout en écoutant le récit d'Aymeric, que pour la première fois, sans précaution (...), je laissai directement pénétrer dans ma conscience cette évidence pénible, atroce et létale que j'aimais encore Camille ;



Le narrateur, sous antidépresseur, devient malade, l'absence de Sérotine, titre du roman, l'absence de bonheur, le tue, peu à peu, et il devient non plus méchant, dur et vulgaire comme au début du livre mais mou, incapable, une larve, une merde. Le narrateur comprend que les antidépresseurs, agissant sur les hormones, ne peuvent pas tout. Ils ne peuvent peut-être d'ailleurs rien. Tout au plus agissent ils comme la morphine sur un mourant.


Reste l'édifice immense du souvenir. A travers son voyage introspectif dans les méandres d'un narrateur malheureux, le livre passe du cynisme au désespoir, mais un désespoir aussi beau que fou. Deux scènes superbes se font écho : une où il retrouve cette Camille qu'il aime encore, qu'il espionne, plein d'espoir, jusqu'à comprendre qu'elle a un enfant, et qu'il n'y aura plus jamais de place pour lui dans l'histoire, une seconde, terrifiante, où, armé d'un sniper allemand que Aymeric lui a prêté pour s'initier au tir, il hésite à abattre le gamin, pour supprimer l'ultime barrière qui demeure entre lui et cet amour de jeunesse perdu. Mais il n'en est rien. Il ne le tuera pas et il ne n'osera jamais revoir Camille. Il restera dans son ombre silencieuse, au bord de la route. Le narrateur, dont on finit par oublier le nom, n'est qu'un homme moyen, ni un criminel, ni un saint, le comble de l'ordinaire et de la banalité. C'est toute la tragédie de sa condition.



J'avais moi-même changé physiquement, j'étais conscient que j'avais subi un ou deux coups de vieux, je le savais pour me croiser de temps à autre dans la glace sans réelle satisfaction, sans réel déplaisir non plus, à peu près comme on croise un voisin de palier pas très gênant.



Une phrase semble résumer ce roman, par bien des points remarquable et terriblement triste, que les antidépresseurs, le temps ne peuvent guérir les blessures trop profondes d'une âme déjà mortellement touchée. Seul l'amour le pourrait. Encore faudrait il avoir la possibilité d'aimer dans un monde où l'on ne prend plus le temps de s'aimer, où l'amour se monnaye sur des sites de rencontre, où même la procréation n'est plus une évidence, où les gens crèvent seuls et où tout le monde s'en fout.



La mort, cependant, finit par s'imposer, l'armure moléculaire se fendille, le processus de désagrégation reprend son cours. C'est sans doute plus rapide pour ceux qui n'ont jamais appartenu au monde, qui n'ont jamais envisagé de vivre, ni d'aimer, ni d'être aimé ; ceux qui ont toujours su que la vie n'était pas à leur portée. Ceux là, et ils sont nombreux, n'ont comme on dit, rien à regretter ; je ne suis pas dans le même cas.



L'art de la chute.

Tom_Ab
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le 8 janv. 2019

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