Au commencement était la souffrance, c'est-à-dire la faute et la culpabilité engendrée par la faute. L'œuvre de Kafka est circonscrite dans un entre deux : au sortir d'un cauchemar, juste avant l'éveil. On échappe avec soulagement aux souffrances du cauchemar. Mais suis-je réveillé ? Où suis-je ? Qui suis-je ? Alors tout est possible : être une créature hybride échappée d'une jungle préhistorique, ou s'éveiller dans un lit étranger, quelque part en exil, condamné à subir la malédiction de ses ancêtres.


Les contradictions existentielles de Kafka sont insolubles. Il rompt avec le "fantôme de judaïsme" de son père et rejette l'engagement sioniste. Germanisé comme la majorité des Juifs pragois, il écrit en allemand - cette langue d'emprunt - mais refuse l'assimilation à l'empire autrichien puis à la république tchécoslovaque. Il prend conscience de la situation ambiguë et précaire des Juifs déracinés de Prague, qui ne sont ni Allemands, ni Autrichiens, ni Tchèques. Tous les considèrent comme une minorité favorisée dont la fidélité est douteuse. Les pogroms persistent en Bohême durant toute la vie de l'écrivain.


Au sein de sa famille, Franz se sent dominé par son père, incompris et seul. Obsédé par le mariage, il mène ses fiançailles à l'échec, comme le rêve de briser sa carapace de célibataire. Sa profession de juriste, qu'il exerce avec scrupule et compétence, lui vole le temps dont il a besoin pour écrire. Une culpabilité proliférante ronge son corps et son âme. Coupable ! Il est coupable d'être un mauvais fils, un Juif occidental coupé de ses racines religieuses et du yiddish, coupable de n'être qu'un célibataire inapte à fonder un foyer, un docteur en droit infidèle à son employeur, un écrivain traître à sa vocation…


Cet homme divisé regarde ses contradictions en face et les pense à fond dans son œuvre. Elle surabonde de personnages étranges, héros anonymes peu attrayants ou bestioles en tous genres. Ses histoires racontent la métamorphose d'un quidam en insecte, une tentative d'exécution capitale dans un bagne tropical ou l'hominisation d'un singe expliquée à des savants. Ses derniers romans confrontent l'homme impuissant à la bureaucratie et à une Loi implacable. L'amour peine à percer dans un monde aussi étouffant. Même alors, l'amour est à ce point mêlé de peur et de haine qu'il obsède, rabaisse et ligote (Sa "Lettre au père" jamais transmise en témoigne).


Grande traductrice de l'allemand (Goethe, Nietzsche, les frères Grimm), Marthe Robert a une prédilection pour Kafka ("Journal", "Préparatifs de noce à la campagne", plusieurs recueils de correspondance...) Elle lui a aussi consacré plusieurs études et biographies. Dans "Seul, comme Franz Kafka", Marthe Robert synthétise admirablement ses connaissances et les réflexions d'une vie entière au sujet d'un Juif pragois dont l'œuvre est l'une des plus fascinantes du XXe siècle.

lionelbonhouvrier
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le 13 juin 2020

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