On connaissait déjà les titres pute-à-clique, on connaît maintenant les titres pute-à-lire. Un peu comme les titres de livres universitaires dont la couverture annonce la découverte d’une vérité essentielle mais qui, une fois lus, sont trop souvent indigeste sans être inintéressants. D’où le fait que lorsqu’on découvre un savant efficace, on hésite à le quitter pour aller voir ailleurs.


Sexe et pouvoir à Rome est donc un titre mal choisi à plus d’un titre : il s’étend bien au-delà de simples considérations sur le pouvoir et la sexualité chez les Romains pour toucher une large partie de l’organisation et de la conception sociale des élites. Si Sexe et pouvoir n’est en vérité qu’un simple recueil d’articles ou d’entretiens produits par Paul Veyne, sa simplicité même lui fait perdre en exhaustivité et en précision ce qu’il gagne en pouvoir pédagogique. C’est probablement le meilleur livre pour attirer la curiosité générale sur une période dont l’esthétique est fort connue, mais dont les conceptions sociales restent bien étrangères aux nôtres.


Comme toute bonne pédagogie, l’intérêt de Sexe et pouvoir ne tient pas au nombre de sujets évoqués mais au nombre de sous-entendus qui, s’ils sont bien exploités, servent à donner envie à une étude plus approfondie. En ce cas, je puis recommander dans un registre plus précis La vie privée dans l’Empire romain du même auteur qui comble par ailleurs une quasi-inexistence de la plèbe et des esclaves dans Sexe et pouvoir.


Je préfère illustrer mes propos par quelques passages choisis plutôt que d’importuner plus longtemps mon aimable lecteur, qu’il sache tout de même que pour moins de dix deniers, on a déjà vu voyage plus risqué et moins plaisant.



1/ [Le métier d’historien doit] coïncider avec la réalité du passé. Ce que je ressens lorsque j’écris, c’est le plaisir, je suppose, d’un peintre académique, un peintre d’histoire qui est arrivé à trouver le trait qui le met au plus près de la réalité. Il est en train de dessiner un nu, [..] il a trouver exactement le moyen d’en tracer les contours, il est content.



2/ [Les élites sont] extrêmement raffinées. Et, fait étrange, ce raffinement coexistait avec une brutalité dans les rapports avec les petites gens qui coupent le souffle.Il arrivait tout à fait couramment, si un juge trouvait un prévenu insolent, qu’il le fasse rouer de coup puis décapiter. [..] Il y a aussi l’anecdote, si l’on peut dire, de cet homme condamné à mort parce qu’un jour au cirque, alors que l’empereur était pour la faction bleue, il avait soutenu la faction verte, hurlant « A bas les bleus ! » Il est condamné à mort, cela va de soi.
Ces gens-là vivaient dans un monde où le spectacle de la violence était anodin. Des aristocrates de la Renaissance, mais capables de se presser aux mises en scènes les plus horribles.



3/ [Les aristocrates romains] savent bien, qu’au fond, ils ne font font que singer les Grecs, et ils affectent de les mépriser, de se méfier d’eux, de les tenir à distance. [..] Les Grecs le leur rendent bien. Tout aristocrate romain a lu Homère en grec, alors qu’aucun Grec n’a lu de littérature latine : Plutarque parle de Cicéron avec un dédain affecté. [..] Ils n’ont jamais digéré la conquête – d’où le triomphe de l’Empire Byzantin, triomphe des Grecs, restés seuls quand les Barbares ont démoli l’Ouest, la moitié du monde qui parlait latin.



4/ Au plan international, Rome se considère comme le seul état qui soit au monde. L’empereur est un être seul de son espèce, il n’a pas d’homologues étrangers; il n’a pas non plus de ministère des Affaires étrangères. Hors de Rome, il n’y a que des Barbares.



5/ Il y a une espèce de naïveté dans la civilisation antique, ils sont très peu psychologues, ils ont une intériorité simplette. La mort n’est rien parce que si on est vivant, on n’est pas mort et si on est mort on ne sais pas qu’on est mort… Si peu de sens psychologique. Les Romains n’ont aucun sens de l’analyse intérieure, ils ont de grosses idées sommaires sur les comportements. Le stoïcisme est un dogmatisme peu subtil.



6/ Le clientélisme est la condition de survie des plus petits : ils étaient tous sous la protection d’un plus gros propriétaire, qui eux-mêmes étaient protégés par plus puissants qu’eux, et ces grands se tenaient en respect. [..] L’Empire romain, osons le dire, a la structure d’une mafia. C’est une immense Sicile.



7/ Les voyageurs qui quittaient la ville commençaient par défiler entre deux rangées de sépulcres;ils pouvaient donc en lire les épitaphes, et c’était ce qu’on voulait. Car la tombe n’avait pas la même fonction chez les Romains que chez nous ; l’épitaphe était réellement faite pour être lue et on attachait du prix à prendre à témoin la postérité. [..]



Toutefois les épitaphes romaines ont une caractéristique surprenante : la brutalité avec laquelle le défunt cloue au pilori ceux dont il estime avoir à se plaindre ; un patron y traite son affranchi de brigand, un mort dit que son médecin l’a tué, un père fait savoir à tous qu’il a déshérité son indigne fille [..].



Et enfin, à propos de la gladiature :



8/ Un combat de gladiateur n’est pas un duel loyal où décident les armes : sa logique est d’acculer un malheureux à se déclarer lui-même brisé et à remettre son existence aux mains d’un public qui sent sa toute puissance au moment ou cet homme attend sa sentence. La chose passionnante à voir est le visage de cet homme qui attend, puis le visage qu’à cet homme pendant qu’on l’égorge ; précisément, l’honneur professionnel d’un gladiateur était de demeurer impassible en ces instants, qui étaient les moments inoubliables du combat [..]



En ces temps lointains, voir le visage d’un homme qui meurt, voir des cadavres était des plaisirs connus, dont on parlait. [..] Le public antique n’allait pas à l’amphithéâtre pour y voir des escrimeurs prendre des risques : il venait voir des hommes mourir et, avec de la chance, il venait les y faire mourir lui-même.


Xenum
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le 27 avr. 2020

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