« Equilibré en âge, d'allure assortie et en accord sur les questions domestiques, ce couple, bien que là encore rarement en conflit, accusait des différences de tempérament: lui était d'humeur égale, pour ne pas dire apathique, et elle, franchement nerveuse et passionnée. C'est à leurs goûts et penchants, ces détails infimes de la plus grande importance, qu'il n'existait pas de dénominateur commun. Aux yeux de Marchmill, les inclinaisons de sa femme confinaient à la sottise ; elle estimait les siens terre à terre et sans élévation. »


Le mari, l’esprit constamment pris par ses affaires, exerçait le métier d’armurier dans une ville florissante du Nord, son épouse, nature sensible et palpitante, «taquinait la muse», cultivant la beauté, quand il oeuvrait, au grand dam de la jeune femme, à la destruction de la vie.


La petite silhouette fine et élégante d’Ella, sa démarche légère et souple, contrastait avec la haute taille de William Marchmill, son allure un peu lourde et son regard réfléchi, elle dont les yeux, étonnamment brillants et limpides, ne laissaient pas d’évoquer deux diamants noirs.


-Veux-tu venir voir si le choix que j'ai fait conviendra? Interrogea l’époux placide, qui, sur la plage avait rejoint sa femme, laquelle sursauta, brutalement tirée de la rêverie où l’avait plongée sa lecture.


On n’y est pas très au large, hélas, mais impossible de trouver mieux. La ville est pleine de monde.


Et mari et femme de cheminer côte à côte jusqu’à la maison de vacances de Solentsea que le «seigneur et maître » venait de dénicher pour sa famille.


La Villa Cobourg, comme l’appelait sa propriétaire, située face à la mer et dotée d’un jardinet planté d’essences résistant aux embruns, plut d’emblée à Mrs Marchmill, mais pourraient-ils disposer de tout le logement ?


Impossible en effet, avec leurs trois enfants, de se contenter d’une maison tronquée, deux des pièces étant habitées en permanence par un jeune célibataire qui les louait à l’année.
Cruel dilemme, toutefois heureusement résolu, grâce à la bonne volonté du jeune homme, qui acceptait de s’installer momentanément sur l’île de Wight, juste en face.


--Il est toujours prêt à me rendre service quand je lui demande, en fait il est très différent de la plupart des jeunes gens…rêveur, solitaire, enclin à la mélancolie, commenta la logeuse, attendrie,
Il se plaira tout autant là où il se rend, pour vous être agréable.
Et puis c’est un poète, vous savez, oui, un vrai poète…


Mrs Hooper, sans le savoir, venait de prononcer le mot magique, celui qui ouvrait les portes d’un imaginaire dans lequel Ella se ressourçait depuis bientôt deux ans, trouvant dans les poèmes qu’elle écrivait un exutoire à la routine domestique et aux mornes perspectives d'une maternité future, libérant en elle tout un flot d’émotions douloureusement endiguées, puissant dérivatif à un quotidien immuable et prosaïque qui la laissait insatisfaite.


Et voilà qu’elle découvrait, à la faveur de cette location, qu’un poète occupait ces lieux et que le jeune homme rêveur et sensible, que leur venue avait évincé, n’était autre que Robert Trewe, ce «confrère» qu’ Ella Marchmill, avait si souvent croisé dans les revues littéraires qui publiaient de temps à autre les épanchements d’un certain John Ivy, pseudonyme masculin plus fiable, pensait-elle, pour que l’on crût à une authentique inspiration de sa part.


Baignant nuit et jour dans l’environnement familier de cet homme, lisant et relisant son dernier recueil de poésie qu’elle se récitait avec ferveur, l'esprit nourri des moindres détails qu’elle glanait auprès de sa logeuse, Ella, sous la puissance de l’élan poétique retrouvé, brûlait d’une flamme intérieure qui la consumait, envieuse et admirative du maître et de plus en plus éprise de l’homme qu’elle découvrait, porteur de beauté, de délicatesse, de souffrance et de mélancolie, tout ce qu’elle pouvait lire dans le doux et profond regard des grands yeux noirs que la photo lui renvoyait.


« Etait-elle immorale, elle, une femme mariée mère de trois enfants, de laisser vagabonder son esprit vers un étranger de si déraisonnable façon? »
Mais était-ce vraiment un étranger?
Il lui semblait connaître ses pensées, vibrer aux mêmes émotions et les ressentir au plus profond de son corps et de son âme : une similitude de goûts et de sensibilité qui faisait de cet inconnu l’être le plus proche et le plus intime de sa vraie personnalité, de son vrai moi, reléguant bien loin un époux qui en ignorait tout.


Elle rougissait en repensant à cet après-midi, où se croyant seule et en proie à des idées fantasques, son mari l’avait surprise, affublée de l’imperméable du jeune homme et coiffée de sa casquette : par bonheur, il avait mis cela sur le compte de ce qu’il nommait, avec un mépris à peine voilé, les lubies de sa femme.


Un amour qu'elle ne connaîtrait ni ne vivrait, pourtant, un amour à taire et à rêver : le poète au doux regard triste resterait un jeune homme inconnu, l'alter ego de son jardin secret, chéri dans ses songes à jamais.


Cette nouvelle, forte et émouvante, empreinte d’une indicible mélancolie, la dernière du recueil auquel elle donne son nom, s’inscrit dans le pessimisme avéré de Thomas Hardy, tour à tour fataliste, rebelle et révolté, dont les histoires d'amour, toujours tragiques, fustigent la bien pensance tout en rigidité de l’époque.


Dans une société étriquée qui fait fi de l’épanouissement de l’individu et de ses sentiments, les femmes sont bien sûr les premières victimes, toujours soumises à l’autorité masculine, que ce soit celle du père, du mari, voire du fils.


Alors, Hardy féministe ?
Nul doute que la réponse est « oui » : triste condition que celle de la femme en cette fin de XIXème siècle, qui voit son aspiration au bonheur broyée par l’implacable carcan social, ce que l’auteur aime à pointer du doigt, soulignant avec vigueur la morosité de ces vies de femmes et le drame de leurs destins brisés.


Critique dédiée à Blanchefleur234 qui m'avait chaleureusement recommandé ce recueil.

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le 29 juil. 2018

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Aurea

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