La vie de Pierre Clostermann (1921 – 2006) ne fut certes pas ordinaire. Tout jeune diplômé d’une école d’ingénieur américaine, ce fils de diplomate quitte le Brésil en 1940 pour rejoindre les rangs de la France Libre. S’il arrive trop tard pour la Bataille d’Angleterre, il sera de tous les combats suivants. Il revendique 33 victoires, ce qui lui vaut d'être cité par le général de Gaulle à l'Ordre du jour comme « le premier chasseur de France ».


Ce sur-actif quitte l’uniforme pour se lancer dans les affaires : après avoir détruit des avions, il en vendra, puis en produira. Baron gaulliste, il sera élu neuf fois député, il interrompra un mandat pour reprendre les armes en Algérie. Ce polyglotte est aussi agent de liaison au Portugal, pêcheur de gros et membre actif de la confrérie internationale des pilotes de chasse. J’oublie l’écrivain ou plutôt le mémorialiste, car s’il écrivit, ce fut surtout sur sa vie, ses passions et ses amis. Ses plus belles pages, il les consacra à ses vols de guerre. Nul n’a su, mieux que lui, conter la tragique beauté du combat aérien. C’est du moins l’avis de William Faulkner : « Le Grand Cirque est le meilleur livre qui soit sorti de la guerre. »


« (…) nous nous retrouvons dans un combat (…) comme j’en ai connu qu’une demi-douzaine en trois ans. Une cinquantaine de Messerschmitt contre les trente-cinq Spitfire du Wing (…). D’un seul coup, il n’y avait plus assez de place dans un ciel dément ! (…) Il y a tellement d’avions que les repères explosent, qui nous laissent tournoyer dans une sorte de vertige de ciel et de terre, sans haut ni bas. Les théories savantes au tableau noir, les instructions : « Restez au moins par paires ou mieux encore par flight, croisez les couvertures, etc., etc. », tout bascule et devient futile. C’est chacun pour soi et Dieu pour tous…
Je casse le fil de la manette de surpuissance. Agressés par le soleil, les yeux, dont les larmes gèlent, ont du mal à se focaliser sur un objectif – il y en a trop – dans cet aquarium remplis de requins fous. Imaginez un parallélépipède rectangle de di mille mètres de haut sur quinze mille dans lequel plus d’une soixantaine de chasseurs se croisent, s’entrecroisent à la vitesse d’une balle de revolver. Images désordonnées qui se succèdent. Toute réflexion est impossible. Il n’y a que les instantanés d’un film accéléré : je vois Jacques qui tire sur Messerschmitt en virage vertical, une seconde immobile sous les impacts. Joli tir de déflexion ! Je cherche à le suivre, mais nous sommes tout de suite séparés. Impossible d’identifier amis ou ennemis dans la petite seconde stabilisée où l’on peut tirer sans être soi-même descendu ! Peur d’une collision, secousses de sillages d’avions que l’on flore sans les voir. Se dérober à un corps qui se balance au bout d’un parachute ouvert trop tôt. Eviter les réservoirs supplémentaires largués en panique qui cascadent du néant et la pluie de douilles de 20 mm d’un Spitfire qui tire sur quelque chose, là-haut ! Côtoyer un avion qui traîne un long panache de flammes dans lequel une forme se bat contre une verrière bloquée – qui ? – trop vite ! Un avion danse un instant dans mon rétroviseur, ailes illuminées par le tir de ses armes, et c’est la terreur instantanée d’un impact qui résonne jusqu’au cœur à en briser les côtes. Impossible de sortir un souffle bloqué dans ma gorge par la peur qui semble redescendre dans l’estomac noué au lien d’expirer. La radio est encombrée de cris incompréhensibles et d’appels au secours… Je risque quelques snap-shoot absurdes, sans espoir, au passage éclair de vagues silhouettes aux croix noires devant mon collimateur à des angles impossibles.
La seule solution pour survivre est dans des manœuvres violentes instinctives, incohérentes, dont les G positifs écrasent tandis que les G négatifs font saigner du nez dans un tuyau d’oxygène bouché par les glaires et la salive gelée. Transpiration glacée dans un cockpit à moins 25 degrés. Continuer un instant tout droit, pétrifié, dans le piège de la toile d’araignée mortelle tissée par les obus traceurs d’un Me 109 qui me manque de peu… C’est, dans les yeux, l’explosion d’un avion dont j’évite de justesse les débris en feu qui semblent emplir le ciel… »


Pierre Clostermann, Une vie pas comme les autres, Flammarion, 2005, pages 85, 86.

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le 11 févr. 2016

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Step de Boisse

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