Autant vous prévenir tout de suite, je n'ai pas lu le livre et n'ai pas l'intention de le lire. C'est d'ailleurs inutile, car il n'est pas possible d'éviter les doléances publiques de cet homo mediaticum.


Je me contenterai de vous raconter ma nuit aux urgences.
Certains pourraient voir dans ce récit une critique de l'hôpital public ... Ils auraient raison!
Mais au-delà de l'hôpital, c'est tout le service public que je remets en cause. Ces administrations sont régies par des principes qui font appel à une sorte de foi religieuse. On a le sentiment que plus personne ne les dirige et ces énormes machines écrasent souvent le public, devenu dépendant, alors qu'elles sont supposées le servir.
Mais chaque fois que l'Etat a augmenté les moyens d'une administration, l'usine à gaz a grossi, le système s'est complexifié et le service a perdu en efficacité.
Augmenter les moyens d'une institution qui n'a toujours pas su faire la différence entre les hospices millénaires et les urgences ne pourra qu'augmenter son inefficacité, son déficit et précipiter son effondrement.
Il serait temps de réfléchir à ce qu'on veut vraiment.


... Et l'Etat n'en peut plus de piquer dans nos poches pour "injecter de l'argent", "libérer des moyens", "débloquer des fonds", aider, soutenir...


Samedi matin, je me suis fait mordre au poignet par un chat. La morsure était profonde et vilaine. Mais je n'y attachais pas plus d'importance que ça jusqu'à ce que le soir des proches me racontent des histoires horribles de morsures de chats. La blessure coulait toujours, le poignet était enflé, j'avais mal jusque dans l'épaule et je ne pouvais presque plus me servir de ma main. Je me décidai à me rendre aux urgences un peu gêné d'encombrer avec mes bobos.


Coup de chance, il y avait beaucoup moins de monde que lorsque j'y avais accompagné une parente l'année dernière. Après quelques minutes, je peux m'adresser aux hôtesses d'accueil. Nom, prénom, date de naissance, carte vitale, carte d'identité, carte de mutuelle, adresse, n° de tel, n° d'une personne à prévenir... et motif de ma venue.


L'hôtesse: "Allez vous asseoir et attendez qu'on vous appelle!"
-Marc-: "j'en ai pour combien de temps?"
L'hôtesse: "Je n'en sais rien. Vous n'aviez qu'à venir plus tôt!"


Je regarde la salle, ou plutôt les salles d'attente, car il y en a trois séparées par des parois de verre, dont deux équipées de télévision que personne ne regarde car tout le monde à son attention accaparée par son smartphone. Je choisis la première salle sans télé, mais avec l'accueil: ça semble bien plus intéressant.
Je m'assied et j'attends.


En face de moi, deux geeks dissimulent des attitudes précieuses derrière des barbes viriles. Assis côte à côte ils échangent des SMS à une vitesse hallucinante. Fréquemment, ils gloussent et pouffent à l'unisson comme deux adolescentes. Ils paraissent plein de vigueur. Le smartphone serait-il l'anesthésique de l'avenir?


C'est un défilé d'ambulanciers qui font la navette avec les maisons de retraite. Ils viennent déposer les dossiers des patients qu'ils amènent ou qu'ils récupèrent. Parfois, j'entends des bribes de conversation:
Un ambulancier: "On peut la prendre vite?"
L'hôtesse: "Non, il y a déjà de la viande sur l'étal."
L'ambulancier: "Ca prendra combien de temps?"
L'hôtesse: "Je ne sais pas."


De temps en temps, un infirmier ou une infirmière vient appeler un nom. Souvent la personne a renoncé à attendre.
L'infirmier repart.
L'attente reprend.


Nouvel appel: "M. Cotti". Une personne se lève et suit l'infirmier. Ca avance!
L'attente reprend.


A l'accueil, c'est un défilé de pompiers qui amènent des patients. Je vois passer sur un chariot, un type que je croise souvent dans mon quartier. Il a l'air mal en point. Je me dis:
J'encombre avec mes bobos. Tous ces gens sont en bien plus mauvais état. Il vont passer devant, c'est normal. Mais je risque d'attendre longtemps.
M. Cotti revient s'asseoir.
J'attends.


Les gens qui étaient là avant moi ont presque tous été appelés, certains deux fois... Une femme semble souffrir beaucoup dans l'indifférence générale.
Il y a une heure que je suis là.


Une infirmière arrive et crie: "-Marc-"
-Marc-: "Je suis là, mais il y a une dame qui semble souffrir plus que moi. Peut-être pourriez-vous la prendre d'abord?"
Je vois la contrariété se dessiner sur le visage de l'infirmière à qui on vient perturber son programme. La souffrante me remercie et m'explique qu'elle est déjà passée par là et qu'elle attends maintenant pour un examen. L'infirmière se détend. Je la suis.
On m'entraine dans un bureau juste à côté où l'on me pose les mêmes questions qu'à l'accueil pendant qu'on prend ma tension et ma température si rapidement qu'on a dû noter une température de 25°. On s'inquiète de la validité de mon vaccin antitétanique. Dans le doute, je suggère qu'on le refasse. Je leur demande si elles ont entendu parler de "pasteurella multocida"? "Non? Il y a pourtant des dizaines de milliers de personnes hospitalisées chaque année à cause de cette bactérie..." (J'ai pris le temps de me renseigner sur internet après que mes proches m'aient inquiété et avant de venir). Mais il n'y a que le tétanos qui les intéresse.
L'infirmière: "Retournez vous asseoir. On vous appellera."
-Marc-: "Ce sera long?"
L'infirmière: "Je ne sais pas!"


Je retourne m'asseoir et comme je n'ai rien de mieux à faire, je regarde le défilé de pompiers qui s'est accéléré. Je vois même passer un groupe de gendarmes qui viennent livrer un patient. Les ambulanciers privés se font plus rares. Des individus isolés arrivent de plus en plus. La plupart n'ont aucun papier:
L'hôtesse: "vous avez votre carte vitale?"
Le visiteur du soir: "pas sur moi"
L'hôtesse: "Une carte d'identité? Un permis de conduire? quelque chose?"
Le visiteur du soir: "Rien sur moi"
L'hôtesse imperturbable: "votre nom?"
Le visiteur du soir: "Da Silva, Miguel"
L'hôtesse: "Vous êtes déjà venu?"
Le visiteur du soir: "Ici? Non jamais"
L'hôtesse: "Ah! Mais si! Je vous ai retrouvé. Vous êtes venu en Février. Ce n'était pas vous?"
Le visiteur du soir, rigolard: "Si-si, probablement... J'aime venir à l'hôpital"
L'hôtesse: "J'ai une adresse au Portugal .... C'est bien ça?"
Le visiteur du soir: "Ben... Euh... Oui... C'est ça... C'est mon adresse au Portugal"
Mon petit doigt me dit qu'un type au Portugal va être très surpris de recevoir une facture de cet hôpital
L'Hôtesse: "Et votre adresse ici?"
Le visiteur du soir: "3, rue du Morbach"
Merde! Mais je connais! C'est l'adresse du X. un hôtel Cinq étoiles. Il se moque d'elles.
L'hôtesse: "Allez vous asseoir, on vous appellera"
Le visiteur du soir: "Il y a beaucoup d'attente?"
L'hôtesse: "Je ne sais pas!"


Un infirmier crie: "M. Cotti"
M. Cotti se lève et suit l'infirmier.


Un infirmier désoeuvré vient rendre visite aux hôtesses d'accueil. Il gonfle la poitrine, redresse la mâchoire, prend des poses avantageuses et parle. Les hôtesses rient beaucoup en renversant la tête en arrière. J'entends une réponse d'une hôtesse: "Charlotte n'accepte pas sur une table basse." Eclats de rires. Mystère.
Un nouvel arrivage de pompiers fait fuir l'infirmier.
Je n'entends pas les paroles de l'hôtesse qui parle bas, mais le pompier répond: "Non, je suis marié et j'ai des enfants."


Un appel téléphonique retient mon attention par sa virulence.
Une hôtesse: "Non madame, nous n'avons pas ce monsieur chez nous!
...... Vous n'arrêtez pas de nous appeler depuis hier. Je vous répète que c'est inutile. Je vérifie encore dans nos listes. Nous n'avons pas de M. Aït ici. Avez-vous demandé aux pompiers?.... Calmez-vous madame. Vous dites qu'il vous a appelée, qu'il attend dans un couloir et qu'il n'a rien mangé depuis hier? Ce n'est pas possible. De toutes façons, je vous dit qu'il n'est pas ici! Est-ce que vous écoutez ce que je vous dit?"
En aparté à sa collègue: "Elle n'arrête pas d'appeler. On a eu droit aussi à la fille, le fils et la nièce."
La collègue: "Passe-la moi.......... Bonsoir Madame. Inutile d'encombrer les urgences avec vos appels nous sommes surchargés et nous ne pourrons rien pour vous puisque votre mari n'est pas ici. Allez-vous comprendre, Madame?... Oui, vous pouvez venir, nous vous attendons. Au revoir Madame!" et elle raccroche.


Un infirmier crie: "M. Cotti"
Pas de réponse et pour cause, il est parti depuis une demie heure avec un autre infirmier.
L'infirmier insiste, fait le tour des salles, demande aux gens accaparés par leur smarphones s'ils n'ont pas vu M. Cotti.
Pas de réponse.


Un colosse d'une soixantaine d'années arrive soutenu par deux femmes presque aussi grandes. Ils s'installent, échangent trois mots dans une langue inconnue et la plus âgée, une femme imposante se dirige vers l'accueil. La jeune, une bombe tapageuse d'environ 1,85m reste en retrait.
A l'accueil, la femme chuchote.
L'infirmière demande: "Vous êtes qui par rapport à lui? Sa femme?"
La femme opine en murmurant et désigne l'autre femme et elle-même. Elle sort une grosse liasse de papiers que l'hôtesse examine rapidement avant de les repousser.
"Aller vous asseoir. On vous appellera."
Les deuxième et troisième épouses ont dû rester tenir boutique...Mais je reconnais que j'ai mauvais esprit.


L'infirmier qui avait emmené M. Cotti fait son entrée et crie: "M. Cotti"
Pas de réponse. L'infirmier repart.
Merde! Ils ont égaré M. Cotti!


Une harpie hurlante fait son entrée:
"Qu'est-ce que vous avez fait de mon mari? Il vient encore de m'appeler. Il n'a toujours rien mangé."
Une hôtesse: "Calmez-vous Madame. On s'en occupe."
La harpie: "Je vais porter plainte! On n'a pas le droit de traiter les gens comme ça."
Des infirmiers arrivent de tous côtés et entourent la dame:"Calmez-vous Madame. Expliquez-vous calmement."
La femme redouble de hurlements. Les infirmiers laissent passer l'orage, puis quand le souffle vient à manquer: "Avez-vous besoin de crier comme ça, Madame? Nous sommes devant vous."
La dame, un peu plus calme: "Non, mais c'est vous qui m'énervez".
L'infirmier: "Bon alors expliquez-vous calmement, nous vous écoutons"
La femme répète pour la Xème fois son histoire.
L'hôtesse: "Nous ne pouvons pas lui donner à manger, il est en train de passer un examen. Nous lui donnerons dès que ce sera fini."
Tiens! Je croyais qu'il n'était pas ici. Ils l'ont retrouvé
La dame: "C'est pas humain de traiter un homme comme ça. Il est assis dans un couloir et personne ne s'occupe de lui."
L'hôtesse: "Je vous ai dit qu'il est en attente d'examen. On lui donnera à manger dès que ce sera fait."
Tiens! Je croyais que l'examen était en cours...
La femme prend son souffle pour hurler, puis baisse les bras et s'en va.


Un jeune homme arrive, précocement dégarni, le haut du front blanc, le bas du visage très rouge. Probablement un agriculteur. Il sourit, gêné en regardant tour à tour tous les présents avant de se présenter à l'accueil. Il ne sait pas parler doucement. Tout le monde en profite:
"Ben...Voilà! J'étais avec ma copine... au lit... Enfin, vous voyez... Du sang s'est mit à couler de mon pénis. Ca ne doit pas être bien grave. Rire gêné, mais puissant".
L'hôtesse: "Vous avez votre carte vitale?...
...Allez vous asseoir, on vous appellera."


L'infirmier qui cherchait M. Cotti revient: "M. Cotti"
Pas de réponse.
Ils ont bien retrouvé M. Aït, il y a de l'espoir pour M. Cotti


Tous les gens qui étaient là avant moi ont été appelé depuis un bon moment. M'aurait-on oublié? Il est vrai que j'ai des papiers d'identité, une carte vitale et que j'ai toujours cotisé à la sécu; ça me donne le droit de passer après les autres.
Je décide de me rappeler à leur souvenir. Je vais voir le bureau des infirmières où l'on m'avait reçu: "Il y a quatre heures que j'attends. J'ai peur d'avoir été oublié."
L'infirmière: "Votre nom?"
-Marc-: "-Marc-"
L'infirmière: "Vous êtes le prochain"... puis prudente, se ravisant "... enfin, non... Il en reste un avant vous... mais vous êtes le suivant. Ce ne sera plus très long."
-Marc-: "Combien à peu près?"
L'infirmière: "Je ne sais pas"
-Marc-: "Je sais, c'est la réponse unique à toutes les questions ici. Mais à peu près... Pour savoir si je reste..."
L'infirmière: "Ca va aller vite. Dans une heure vous serez sur site".
La réponse est sibylline, mais je dois m'en satisfaire. C'est beaucoup plus que je n'ai vu personne obtenir ici.


Le grand type souffre. Il se lève marche se rassied ailleurs, se relève, marche, se rassied... Dans l'indifférence de ses femmes. La plus âgée regarde le plafond (elle est la seule avec son mari et moi à ne pas être hypnotisée par un smartphone). La plus jeune gère avec application ses nombreux SMS.
Le vieux vient s'asseoir à côté de moi. Il a des spasmes, des renvois. Pourvu qu'il ne vomisse pas là.


Un nouvel infirmier fait son apparition: "M. Cotti"
Pas de réponse, forcément.
Il doit moisir sur une chaise dans un couloir.


Je remarque qu'on voit des pompiers, des ambulanciers privés (mais plus à cette heure), des gendarmes, mais aucun ambulancier du SAMU. Ils doivent avoir une entrée privilégiée et même un guichet d'enregistrement indépendant de l'accueil.
En cas d'accident, il est sans doute préférable de se faire ramasser par le SAMU que par les pompiers. On doit bénéficier d'une sorte de priorité.


Deux femmes arrivent guidant une troisième, rouge écrevisse.
A l'accueil: "Elle s'est brulé les yeux avec une lampe à UV"
L'hôtesse: "Mais madame, il faut mettre des coques sur les yeux"
La femme brulée: "Je fermais les yeux, mais j'ai dû me mettre trop près"
L'hôtesse: "Ca ne relève pas de nous. Allez-voir une pharmacie"
La femme: "Quelles sont celles qui sont de garde?"
L'hôtesse: "Je ne sais pas"
Une des femmes qui soutiennent la brûlée: "Comment? Vous ne savez pas? C'est un comble!"
L'hôtesse imperturbable: "Tous les services de garde sont affichés sur le panneau dans le coin à côté de l'entrée."
Les femmes s'en vont.


Un autre type arrive. Il louvoie, hésite, puis se décide à aborder les hôtesses.
Une hôtesse: "carte vitale, pièce d'identité"
Le type sort des papiers.
L'hôtesse: "une carte de fidélité...Ca ne va pas!"
Le type: "Une carte de crédit?"
L'hôtesse: "Non!... Mais elle n'est pas au même nom... Vous êtes sur de vous appeler Lambert?"
Le type: "C'est celle de mon beau-frère... Il s'appelle Lambrette."
L'hôtesse: "Lambert! Bon, sous quel nom voulez-vous vous inscrire?"
Le type: "Mettez El Malti, Omar"
L'hôtesse: "Encore un autre nom, vous êtes sur que c'est le vôtre?"
Le type: "Un jour on s'appelle comme ci, un autre on s'appelle comme ça... C'est normal... C'est la vie..."
L'hôtesse: "Tâchez de vous en souvenir. Allez vous asseoir. On vous appellera."


Un infirmier entre et crie: "-Marc-"
Pas possible, je n'y croyais plus.
-Marc-: "Vous avez retrouvé M. Cotti?"
L'infirmier: "Non, vous le connaissez? Vous savez où il est?"
-Marc-: "Non, c'est juste que je m'inquiète pour moi."
L'infirmier: "Mais pourquoi donc?"
-Marc-: "Ben vous savez... Le triangle des Bermudes... Tout ça quoi..."
L'infirmier me jette un regard curieux.
Il a l'habitude voir passer des dingues.


Je suis "sur site". On ne m'a pas menti. Il ne s'est guère passé plus d'une heure depuis ma dernière conversation avec l'infirmière.
C'est une grande salle dont le centre est occupé par sept ou huit postes informatiques disposés en "U". Deux sont occupés. Autour de la salle, des portes ouvrent sur de petites pièces d'examen. M. "Chaudelance", arrivé quatre heures après moi trône déjà dans une de ces pièces, exposant fièrement la cause de ses inquiétudes à deux aides soignantes compatissantes.
J'admets que son cas soit bien plus intéressant que le mien.


Dans une autre pièce, un patient qui avait été amené plus tôt par les gendarmes se réveille attaché sur un lit-chariot avec le nez tuméfié et du sang sur le visage: "Mmmgnmgnegnn?"
Une infirmière: "Oui, Monsieur?"
Le monsieur: "...."
L'infirmière: "Vous êtes à l'hôpital. Vous avez eu un accident"
Un accident ou un bourre-pif...
Le monsieur: "...."
L'infirmière: "C'est parce que vous étiez très alcoolisé. Vous étiez très agité. Nous avons dû vous attacher. Vous étiez violent. Vous avez agressé le personnel."
Le monsieur montant le ton: "Détachez-moi! Je veux aller pisser!"
L'infirmière: "Vous avez un pistolet. Détendez-vous. Rendormez-vous."
La porte se ferme. J'entends encore des protestations pendant un moment puis cela se calme.
Je suis sans doute au rayon "bobologie".


L'infirmier qui me guide m'indique une de ces pièces équipée d'un siège et d'un bahut: "Asseyez-vous là. On vous appellera."
Je m'assied.
Sur la porte ouverte, je vois écrit "salle de plâtre P1". Effectivement, je vois tout un équipement pendu au mur pour découper des plâtres et le bahut est couvert de coulures blanches.
J'attends.


La douleur a beaucoup progressé. Mon bras a encore gonflé. Ma main et mes doigts sont boudinés. J'ai une impression de chaleur dans la bouche et je commence à avoir froid. Je dois avoir de la fièvre. Je pense à MM. Aït et Cotti et me dis que ce n'est pas le moment de me laisser oublier à l'écart dans mon box. Je me mets sur le pas de porte.
Une aide-soignante qui évacue des poubelles passe devant moi. Elle s'arrête avec un sourire doux, me regarde de la tête aux pieds. Tout-à-coup je me sens tout nu. Après une pose, elle me dit: "Asseyez-vous, on va s'occuper de vous".
Je reste là.


J'observe que l'activité s'est concentrée sur la pièce du cultivateur (il n'y a que trois des huit ou dix pièces qui soient occupées). Les infirmières et aides-soignantes se relaient auprès de lui pour le préparer. Arrive un interne: on reconnait les médecins à deux signes. Ils sont les seuls à ne pas porter la tenue réglementaire et ils portent un stéthoscope autour du coup, symbole prestigieux de leur fonction. Celui-ci, est en jean déchiré sous sa blouse et ses baskets sont une injure aux règles d'hygiène. Il entre avec une infirmière dans la pièce. L'aide-soignante qui vient de me parler arrive et s'appuie de l'épaule au montant de la porte, légèrement déhanchée. Doucement, sa tête s'incline et vient s'appuyer au chambranle.
Un gémissement déchirant et étouffé (il doit avoir quelque chose dans la bouche) sort de la pièce et se prolonge. Notre cultivateur passe un sale quart d'heure. Il semblerait que les méthodes utilisées autrefois dans l'armée pour décourager les permissionnaires d'aller tremper leur biscuit n'importe où aient toujours cours...
N'y a-t-il pas d'autres moyens? Ne s'agit-il pas d'une forme de sanction?


L'aide-soignante se redresse l'air désolée et revient vers une des infirmières qui a reprit son poste informatique: "J'espère qu'il n'aura pas de séquelles"
L'infirmière: "Ne t'inquiète pas pour lui."


Quelques minutes plus tard, le médecin ressort. Il m'aperçoit et s'adresse à l'infirmière restée avec "M. Bléno": "Lili Marlène, vous irez désinfecter le plâtre!".
J'ai eu raison de rester visible
Je proteste: "Je ne suis pas là pour un plâtre. C'est une morsure infectée."
Il rit, me dit de me rassurer que c'est une identification au nom de la salle.
A partir de ce moment, je ne serai plus désigné que comme "le plâtre". Je n'en suis pas plus fier pour autant.
Je retourne m'asseoir et j'attends.


Depuis que je suis dans cette pièce, j'entends des bruits bizarres à intervalle irréguliers "Cli-ti-clic...Cli-ti-clic...Cli-ti-clic..." Un robot ménager? J'ai mal et je m'ennuie. Je décide d'aller voir pour m'occuper les jambes et l'esprit. A droite de mon box, j'aperçois un couloir. Je m'avance et passe devant le box voisin. Une aide-soignante encore inconnue est recroquevillée sur une chaise dans le fond en grande conversation téléphonique avec une copine. Elle rit beaucoup.
J'arrive au couloir. C'est une grande artère. Je n'ai pas à attendre, un chariot-lit arrive poussé par une infirmière silencieuse sur ses chaussons caoutchouc réglementaires, bientôt suivie d'un autre convoi. Voilà donc où sont passés les cas graves qui transitent d'un service à l'autre.
Je retourne m'asseoir et j'attends.


Il y a plus d'une heure que je suis ici. Le poivrot et la bléno ne se font plus remarquer. Il n'est pas arrivé d'autre patient.
Je me rappelle avoir lu sur internet qu'en cas de pasteurellose, il faut être sous traitement dans les 18 heures à cause de risques de septicémie. J'ai beau me méfier de tout ce qu'on lit, je ne peux m'empêcher de penser que nous sommes au terme.
Cela m'a réussi la première fois, je décide de me montrer.
Lili Marlène est assise de dos devant un ordinateur. J'attends. Elle finit par se lever, m'aperçoit et me dit: "Asseyez-vous, on va s'occuper de vous".
Je retourne m'asseoir et j'attends.
Elle finit par venir, me défait le pansement que je m'étais fait après désinfection, me lave, me désinfecte, refait un pansement et me désigne la chaise:
"Etes-vous à jour de votre vaccin anti-tétanique?"
-Marc-: "Je crois, mais dans le doute, vous pouvez le refaire."
L'infirmière: "Asseyez-vous! On va s'occuper de vous."


Je m'assied et j'attends.
...Puis je me relève et regarde dans la grande salle qui grouillait de monde quand je suis arrivé. Les ordinateurs sont tous abandonnés. Le poivrot cuve. Le cultivateur doit être sous sédatif car il ne donne aucun signe de vie. Des infirmières et aides-soignantes traversent la salle d'un pas nonchalant. Le coup de feu est passé. J'attends le passage du médecin qui semble m'avoir pris en charge.
Tout arrive à qui sait attendre...Paraît-il.
Il arrive finalement en joyeuse conversation avec une collègue à stéthoscope et bluejean. Je m'agite pour me faire remarquer avant qu'il ne disparaisse. Il semble me découvrir: "Asseyez-vous! On s'occupe de vous."
Je reste devant ma porte.
Il finit par venir. Je m'inquiète d'être venu pour de la bobologie. Il défait mon pansement et me dit que j'ai bien fait de venir: "Etes-vous à jour de votre vaccin anti-tétanique?"
-Marc-: "Je ne suis pas sur." Puis je lui explique que des proches qui ont eu la même chose m'ont parlé de "pasteurella multocida". Qu'en pense-t-il?
L'interne: "Ils sont médecins?"
-Marc-: "Non"
L'interne: "..."
-Marc-: "Alors?"
L'interne: "..."
Merde! Il a séché les cours sur les maladies infectieuses, ou fait-il partie de ces prétentieux qui ne discutent de leurs maux qu'avec les patients qui ont fait au moins sept ans de médecine?
Puis, se tournant vers l'aide-soignante au regard doux: "Kafka, vous emmènerez "le plâtre" en radiologie".
Puis à moi: "Suivez-la!"
J'observe les deux stylos à la poche de sa blouse: "A vos ordres, mon lieutenant!"


Nous prenons la grande artère fréquentée par les chariots et nous nous arrêtons à gauche devant des portes monumentales qui s'ouvrent devant nous. Un nouveau couloir, un carrefour dans la pénombre... Dans un recoin caché, une chaise. Sur la chaise, l'aide-soignante qui téléphonait, toujours en ligne avec sa copine. Dérangée, elle s'éloigne.
Kafka: "Asseyez-vous! On viendra vous chercher"
Je m'assied.


Au bout d'un moment, je m'aperçois que les lieux sont déserts, contrairement à la grande artère. Je suis dissimulé dans un angle, visible seulement du couloir par lequel je suis arrivé. La lumière est en mode veilleuse et ne s'allume que lors des mouvements. Je repense à MM. Aït et Cotti. Je me lève et vais arpenter le centre du carrefour, bien visible. Après quelques kilomètres sur place, arrive une jeune femme munie d'un stéthoscope: "Suivez-moi!".
Elle m'entraine dans une sorte de palais de verre peu éclairé, fait d'une enfilade de vastes pièces ou dorment une quantité d'appareils ultra-moderne, tous énormes et de toutes formes. Elle se meut lentement, avec solennité, son stéthoscope se balançant à son cou.
A quoi, une radiologue peut-elle employer un stéthoscope?

Elle m'entraine vers une table de verre dans laquelle est imprimée une cible carrée. Au-dessus, l'appareil de radio surplombe la table. Elle me fait mettre mon poignet blessé au centre de la cible et me demande de ne plus bouger. Comme je grelote, j'essaie d'immobiliser mon bras gauche en le plaquant sur la vitre avec le droit. Rien n'y fait. Changement de position pour une vue latérale et rebelote.
-Marc-: "je tremblais. Les photos sont bonnes?"
La radiologue: "Ne vous inquiétez pas!... Etes-vous à jour de votre vaccin anti-tétanique?"
-Marc-: "Non!"
Puis elle met les radios dans l'enveloppe qui me sert de dossier et que je trimbale depuis l'accueil: "Suivez-moi, nous allons en zone "Z"."


Aucun panneau, rien n'indique la mystérieuse zone "Z", mais sur les portes, les numéros sont maintenant assortis d'un modeste "z".
Une porte est grande ouverte. Nous entrons. Il fait très sombre. Un air lourd, poisseux, me bloque la respiration une seconde. Je suis saisi d'une impression de malaise.
La radiologue se dirige à gauche vers la seule source de lumière. J'aperçois le sommet d'une tête et deux yeux qui m'observent au-dessus de l'écran qui diffuse sa lumière. La radiologue remet mon dossier à cet opérateur informatique qui s'adresse à moi: "Asseyez-vous. Attendez le médecin."
Je m'assied.
L'opérateur introduit les radios dans ses appareils et commence à travailler dessus. Je demande: "Les radios sont bonnes? Je n'ai pas trop bougé?"
L'opérateur: "Je ne sais pas. Le médecin viendra vous expliquer. Quel est le médecin qui vous a pris en charge?"
Si je lui dis qu'il a un stéthoscope, des stylos dans sa poche de blouse, un jean usé sur des baskets pourries, ça ne va pas l'aider...
-Marc-: "Un grand... blond."
L'opérateur: "Lars! Il va venir. Attendez-le!"


Je commence à m'accoutumer à l'obscurité. La salle est assez grande. En face de moi, un long mur est équipé à intervalles réguliers de prises de courant, de vannes pour différents gaz, de crochets de fixation, etc... Un certain nombre de chariots-lits sont stationnés comme dans un parking tête contre le mur. Sur chacun de ces lits un patient ronfle, gémit, respire difficilement en hoquetant ou en sifflant, râle... Certains sont séparés de leurs voisins par des cloisons mobiles. Je me demande si ce n'est pas un mauvais présage pour eux.
Sur le lit le plus proche de moi, je vois une femme, le teint gris et cireux, les narines pincées, qui ne bouge pas et ne semble pas respirer.
S'agit-il d'une salle de réveil ou d'un mouroir? Que signifie ce "Z"? Y a-t-il quelque chose après le "Z"?
Je me lève et sors dans le couloir.


L'aide-soignante qui téléphonait arrive, joyeuse et s'adresse à moi: "Il y a quelqu'un? Miloš est là?"
Je ne pense pas qu'elle compte les patients pour "quelqu'un"
-Marc-: "Je ne sais pas comment il s'appelle, mais il y a quelqu'un."
Elle entre, claque deux bises à "Miloš" et s'assied sur le siège que je viens de laisser. Elle ressort son téléphone et reprend sa conversation. Il est question d'un type qui lui a fait des avances. C'est très drôle.
Je ressort.


De guerre lasse, je retourne dans la salle.
Tout à coup, la femme qui me semblait morte se redresse en hurlant.
L'opérateur se lève nonchalamment et vient la voir: "Je sais Madame, ça fait mal."
La dame: "Enlevez-moi ce tuyau. C'est horrible."
L'opérateur: "Je vais aller demander au médecin. Rendormez-vous."
Il retourne s'asseoir devant son écran.


Un chariot arrive poussé par une aide-soignante. L'opérateur se lève, va débrancher le patient qui ronfle, déplace son chariot, le rebranche ailleurs. L'occupant proteste, gesticule. Il est installé en vrac sur son lit, à cheval sur les ridelles qui l'empêchent de tomber.
L'aide-soignante: "Ca va? Il est bien installé?"
L'opérateur: "Lui? C'est le plus heureux! Il dort. Il est heureux!"
On installe le nouveau venu à la place.


Je ressort et croise le médecin qui vient me voir. L'aide-soignante qui téléphonait s'en va, tout-à-coup très affairée. Lars me montre une ordonnance longue comme le bras avec des désinfectants en spray, en pommade, des compresses stériles, des rubans adhésifs, des bandes Velpeau, des antalgiques... et des antibiotiques. Il m'explique lentement, longuement, en répétant et en articulant bien.
Puis, il regarde les simples pansements auto-collants que l'infirmière m'a mis: "C'est très bien aussi, ça...".
Puis encore: "Vous avez bien compris? On va pouvoir vous libérer."
-Marc-: "Et pour le vaccin anti-tétanique? Je demande à mon médecin traitant?"
Lars: "Euh... Non, on va vous le faire tout de suite. Asseyez-vous, je vous envoie l'infirmière."
-Marc-: "J'ai déjà passé huit heures assis..."
Lars: "Nous sommes surchargés. Nous faisons au mieux..."
Faut que j'arrête de l'énerver, sinon c'est du chlorure de potassium en intraveineuse auquel je vais avoir droit
-Marc-: "...alors permettez que je me dégourdisse les jambes."


Je retourne en zone "Z".
L'opérateur reçoit un coup de fil: "Non, je n'ai plus beaucoup de places. ... trois? C'est bon."
Il se lève et commence à débrancher des patients, déplacer des chariots, replier des cloisons mobiles, rebrancher tout le monde, remettre des cloisons autour de certains.
Trois chariots arrivent. on les gare côte à côte, on serre les freins, on branche, on cloisonne....
L'atmosphère, déjà très lourde s'épaissit encore. Les sifflements, gémissements et râles redoublent...


Tout-à-coup me revient l'image de mon père, ce Mardi matin, il y a quelques années. Je ne savais pas qu'il avait eu plusieurs attaques pendant le week end et qu'il n'avait pas laissé ma mère appeler le SAMU. Je ne savais pas qu'il avait vu son généraliste le Lundi qui avait voulu le faire hospitaliser. Nous parlions donc de tout autre chose lorsqu'il eut une nouvelle crise. Paniqué, je tentai d'appeler son médecin avant d'appeler les urgences. Lorsque l'ambulance est arrivée, il était trop tard.
Mon père connaissait très bien le fonctionnement des urgences. Le connaissant, je comprends aujourd'hui qu'il n'aie pas voulu se laisser déshumaniser.
Il est mort chez lui, dans son fauteuil, dignement, en homme.
Mes culpabilités d'avoir perdu du temps, de ne pas avoir su le sauver s'estompent maintenant. Lorsque mon heure viendra, j'espère que j'aurai sa force.


L'infirmière arrive enfin. C'est Lili Marlène. Je n'ai jamais été aussi pressé de me faire faire une piqure. La piqure faite, elle me remet mon dossier et me demande de le déposer à l'accueil en sortant. Par curiosité je l'ouvre. Il y a un petit bracelet en plastique avec mon nom, un code barre et l'heure de mon admission aux urgences, un de ces bracelets qu'on porte dans un dossier, au poignet ou au gros orteil selon notre état de santé... rien d'autre. L'enveloppe est vide. A l'accueil on enregistre mon départ.


En sortant, une désagréable sensation me fait retourner, m'attendant presque à voir au-dessus de la porte une inscription du genre "Vous qui entrez ici, abandonnez toute dignité." Mais non, il y a juste un sobre "Entrée".


Mon bras a doublé de volume, je le soutiens de mon autre main. Je ne peux pas reprendre ma voiture. J'ai une ordonnance dans la poche et nous sommes Dimanche. J'ai repéré la plus proche pharmacie de garde. Elle ouvrira dans quatre heures... Je pourrai acheter des antibiotiques et demain mon généraliste sera ouvert...
Mais c'est le printemps, le jour se lève, les merles chantent, je suis libre et je marche d'un bon pas.
La vie est belle.

-Marc-
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le 25 avr. 2018

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-Marc-

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