D'où l'on pourrait conclure que le Diable est une femme et Dieu un chinois

John Steinbeck a cinquante ans lorsque ce livre est publié; une bonne partie de sa carrière d'écrivain (et de ses œuvres majeures) est déjà derrière lui, même s'il ne le sait peut-être pas encore. Toujours est-il qu'il relate avoir, en quelque sorte, tout donné pour écrire "A l'est d'Eden", qu'il considère, selon ses propres dires, comme le Livre. Le succès sera au rendez-vous et la notoriété du bouquin sera bien évidemment dopée par le film éponyme et par la performance d'acteur de James Dean. Même si, en définitive, le scénario du film ne reprend que la quatrième et dernière partie du bouquin, celle qui se passe durant la première guerre mondiale.


Alors qu'il s'agit en fait d'une fresque qui se déroule sur une période de temps bien plus longue : depuis la guerre de sécession jusqu'à, donc, 1917. Le bouquin comporte à vrai dire deux pans bien distincts et juxtaposés, ce jusque dans sa structure narrative. Le premier servant de toile de fond au second. La cinquantaine approchant, Steinbeck a sans doute envie d'évoquer son passé et sa famille : il s'agit ici de la toile de fond que je mentionne ci-dessus. A savoir, la vallée de Salinas - en Californie - d'où il est issu et dans laquelle il a grandi, et la branche maternelle de sa famille : sa mère, son grand-père, un émigrant irlandais humaniste, sa grand-mère et ses nombreux oncles et tantes. Avec de très nombreux passages décrivant la vie quotidienne (et son évolution sur les quelques cinquante ans que dure cette histoire) en ces contrées, ainsi que leur géographie. Le plus souvent d'ailleurs dans des chapitres particuliers, au cours desquels la trame principale du roman n'évolue absolument pas. Un témoignage historique non dénué d'intérêt, mais qui peut laisser par moment l'impression qu'il n'est pas totalement intégré au récit.


Mais le cœur du récit, qui constitue le second pan du roman, est bel et bien une sorte de variation, en deux temps, autour du mythe de Caïn et d'Abel. En deux temps parce que déclinée sur deux générations : la première, avec Adam et Charles, qui fait presque figure de brouillon, parce que s'arrêtant à la tentative de meurtre. La seconde, qui approche plus l'essence du récit biblique, avec Aaron et Caleb, les fils jumeaux d'Adam. Une façon sans doute de souligner l'universalité du mythe, et sans doute aussi une légère distance prise d'avec les écritures, puisque Adam lui-même à un frère, et qu'il est finalement soumis à la même situation que ses deux descendants, plusieurs décennies auparavant.


Dans sa lecture du mythe, Steinbeck va d'ailleurs souligner la notion de libre-arbitre, en l'opposant sans cesse à celle d'une destinée voulue par une main divine et de ce fait immuable. C'est à mes yeux l'une des clés du bouquin, qui est exposée très clairement au lecteur dans un très beau passage, en milieu de bouquin et en fin de seconde partie, et lors d'une très longue séquence au cours de laquelle Adam Trask, Samuel Hamilton et Lee débattent de ce mythe, et finissent par baptiser les deux jumeaux. Libre-arbitre qui s'inscrit également en filigrane dans la fin ouverte du bouquin, comme dans son titre puisque le pays de Nod, à l'est d'Eden, est le lieu parfaitement indéfini dans lequel Caïn va échouer après son fratricide.


Naturellement, avec une telle toile de fond, les notions de Bien et de Mal sont également omniprésentes dans ce livre. Le Mal (le diable ?) étant en l'occurrence représenté par Cathy, la mère des deux jumeaux. Péché originel, quand tu nous tiens ! Cathy est une créature maléfique, ne ressentant jamais la moindre empathie pour quiconque, ainsi qu'une véritable incarnation des sept péchés capitaux, gourmandise incluse. Un extraordinaire personnage de femme, quoiqu'il en soit, mais dont on aura compris qu'il n'est guère flatteur pour son sexe. A côté de cela, et même si cela me semble moins net, j'ai tendance à penser que le Bien est incarné par le personnage de Lee, le serviteur chinois d'Adam Trask, véritable modèle de sagesse, de vertu et d'humilité. Un bien curieux cocktail, quoi qu'il en soit, qui va exercer ses influences contradictoires, directes ou indirectes, sur nos pauvres humains ballotés par le flot tumultueux de leurs vies.


Tout ça donne un bouquin fort consistant, parfois un peu étouffant voire même indigeste, mais soutenu au long de ses huit cent pages par l'écriture souvent très cinématographique de Steinbeck : on voit quasiment se dérouler sous nos yeux les scènes les plus fortes. Pas étonnant que les adaptations au cinéma de ses livres aient été généralement réussies.

Marcus31
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le 9 févr. 2020

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