Après La saga des Cazalet et La longue vue, les Éditions de la Table Ronde poursuivent la traduction en français de l’œuvre d’Elizabeth Jane Howard (1923-2014), déjà consacrée comme classique outre-Manche. Ce cinquième roman épingle avec une ironie mordante la société anglaise des années soixante, à une époque où, malgré les avancées permises par la Seconde Guerre mondiale, les femmes aspirent à plus d’indépendance tandis que les hommes s’accrochent à leurs privilèges patriarcaux.


Ingénues ou plus aguerries, les femmes partagent ici un même désenchantement face au mariage et aux illusions qu’elles y avaient projetées. Ainsi May, veuve trop confiante, choisit de se remarier en fermant les yeux sur les signaux d’alerte émanant de son futur époux, le colonel Herbert Browne-Lacey, et se retrouve bientôt prisonnière d’une maison gigantesque, prétentieuse et sinistre, que ce dernier, désargenté, lui a fait acheter pour n’y vivre qu’à deux. L’atmosphère y est raide et lugubre, révélant peu à peu les desseins sombres et inavouables du mari, autoritaire et toxique, y compris dans son rôle de père. Sa fille Alice, pressée de fuir cette emprise, se jette à son tour dans le mariage, croyant y trouver refuge. Elle y découvre un nouveau joug, entre devoir conjugal, maternité et mainmise d’une belle-famille aussi oppressante que son père.


Complètent ce tableau familial les deux enfants adultes de May, Oliver et Elizabeth, installés ensemble à Londres. Diplômé d’Oxford mais peu enclin à une vie laborieuse, Oliver alterne petits boulots et parasitisme en attendant d’épouser une riche héritière. Son affection pour sa sœur ne l’empêche pas de profiter de ses talents domestiques. Issue de l’école des arts ménagers, Elizabeth subvient à leurs besoins en proposant ses services de cuisinière à une clientèle aisée friande de dîners privés. Moderne et indépendante, échappera-t-elle aux affres du mariage et de la vie de couple ordinaire ? Rien n’est moins sûr, car un coup de foudre avec un homme plus âgé et fortuné l’affranchit des conventions tout en l’exposant à d’autres formes de souffrance.


Si ces femmes échouent dans leurs aspirations, c’est qu’elles continuent de faire confiance aux hommes, découvrant trop tard leur erreur. Car en ces années 1960, rares sont ceux qui acceptent de remettre en question leur confort dans la répartition des rôles au sein du couple et de la famille. Fine observatrice, Elizabeth Jane Howard excelle à peindre les psychologies et leurs interactions. En quelques portraits et situations, elle compose un tableau vivant et crédible de son époque et du milieu qui fut le sien. Son style élégant s’accompagne d’un humour ravageur, so british dans sa noirceur et sa dérision feutrée, pour un texte d’une étonnante modernité dans ses visées féministes.


https://leslecturesdecannetille.blogspot.com

Cannetille
8
Écrit par

Créée

il y a 4 jours

Critique lue 6 fois

2 j'aime

Cannetille

Écrit par

Critique lue 6 fois

2

Du même critique

Veiller sur elle
Cannetille
9

Magnifique ode à la liberté sur fond d'Italie fasciste

En 1986, un vieil homme agonise dans une abbaye italienne. Il n’a jamais prononcé ses vœux, pourtant c’est là qu’il a vécu les quarante dernières années de sa vie, cloîtré pour rester auprès d’elle :...

le 14 sept. 2023

22 j'aime

6

Le Mage du Kremlin
Cannetille
10

Une lecture fascinante

Lui-même ancien conseiller de Matteo Renzi, l’auteur d’essais politiques Giuliano da Empoli ressent une telle fascination pour Vladimir Sourkov, « le Raspoutine de Poutine », pendant vingt ans...

le 7 sept. 2022

19 j'aime

4

Tout le bleu du ciel
Cannetille
6

Un concentré d'émotions addictif

Emile n’est pas encore trentenaire, mais, atteint d’un Alzheimer précoce, il n’a plus que deux ans à vivre. Préférant fuir l’hôpital et l’étouffante sollicitude des siens, il décide de partir à...

le 20 mai 2020

19 j'aime

10