Ne cherchez pas le traducteur ! Akira Mizubayashi, écrivain et universitaire japonais, écrit.... en français. C'est le premier miraculeux plaisir qu'offre ce livre.


Il y en a d'autres. D'abord l'histoire. Dans le Tokyo de 1938, alors que l'Empire japonais a déclaré la guerre à la Chine, une patrouille militaire vient brutalement interrompre la répétition d'un quatuor à cordes d'amateurs, un Japonais, Yu, et trois Chinois, ce qui le rend suspect aux yeux des autorités. La troupe se comporte comme on l'imagine : insultes, grossièretés, violence. Un homme du rang brise le violon de Yu, un bel instrument, vieux de près d'un siècle. Un lieutenant, plus avisé, qui s'émeut du saccage en arrivant sur les lieux, souhaite vérifier l'alibi des musiciens et demande à Yu de jouer un morceau. Yu s'exécute. Le lieutenant reconnaît la Gavotte en rondeau de la partita n°3 en mi majeur de Jean Sébastien Bach. La pression retombe, mais un ordre contraire venu de plus haut met fin à l'indulgence. Les quatre amis sont finalement arrêtés et conduits au poste. Rei, le jeune fils de Yu, qu'on avait eu le temps de cacher dans une armoire à l'approche du danger, et qui avait assisté à toute la scène, voit soudain une ombre qui s'approche puis une main qui ouvre un battant de l'armoire pour lui tendre le violon brisé de son père, sans dénoncer sa présence.


Cet enfant, qui ne reverra plus jamais les siens, sera adopté par un couple d'amis français de son père, deviendra luthier à Mirecourt, dans les Vosges, épousera une archetière et passera sa vie à tenter de reconstituer le violon brisé que cette main anonyme d'un lieutenant amateur de musique lui avait tendu.


L'âme brisée, c'est cette pièce de bois des instruments à cordes qui, glissée entre la table et le fond, assure la qualité des vibrations. C'est aussi, bien sûr, celle de cet enfant qui sera récompensé de la longue patience à faire revivre le violon de son père.


Dans une langue épurée et vibrante, comme un dessin japonais, ce récit s'émerveille de l'exactitude des mots, choisis avec tant de délicatesse qu'ils se déploient comme sur du papier de soie. Cela donne, par exemple : « Il déplaça l'âme du violon de quelques dixièmes de millimètres pour que les vibrations des cordes se transmissent sans entrave au chevalet, du chevalet à l'âme, de l'âme à la barre d'harmonie, et enfin dans toute la caisse de résonance de l'instrument. »


Rei, notre luthier désormais français, ne se contente pas de la résurrection d'un instrument : son geste, sa fidélité aux âmes absentes, lui offrira par surcroît la « ressuscitation », c'est le joli mot que choisit l'auteur, de la voix paternelle mais aussi du lieutenant qui, jadis sauva la vie de l'enfant, et de l'altiste chinoise que son père, voulant la protéger, avait fait passer pour son épouse.


A la beauté du récit, qui évoque quelquefois « Le Silence de la mer » de Vercors, à la tenue de la langue, s'ajoute le plaisir de la musique dont Akira Mizubayashi enlumine son roman. Les pages sur la Rosamunde de Schubert, dont le livre emprunte la composition en quatre mouvements, la Gavotte de Bach ou le concerto d'Alban Berg« A la mémoire d'un ange » sont somptueuses.


Et on ne peut lire ce roman sans écouter ces morceaux de musique. Non pas seulement pour les identifier ou se les remémorer, mais pour prendre part à la prière, à laquelle le livre nous invite. Pour communier en hommage aux âmes de nos chers disparus. A leur si singulière présence.


Miracle de la littérature : cette très belle méditation sur l'ineffable a été récompensée par le Prix des libraires 2020.

JoëlBoyer
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le 17 sept. 2020

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Joël Boyer

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