Atala prend pour cadre celui du Nouveau Monde et il est le fragment de l’épopée des Natchez, un livre-fleuve que le romancier abandonnera. Il parle d’un certain Chactas, un vieux Amérindien racontant son histoire à un Européen adopté par les siens, un certain René, et qui à son tour racontera son passé dans la nouvelle du même nom que le personnage. Le vieil homme était un jeune garçon s’étant laissé charmer par Atala, une Amérindienne chrétienne vouée par sa mère à la virginité et qui tombe amoureuse de Chactas, après que ce dernier s’est fait prisonnier par sa tribu. En le libérant de ses chaînes, ils vivent une idylle sans espoir car, pris par des remords et par un désespoir de culpabilité, elle s’empoisonne et meurt auprès de son amant et du père Aubry, un vieux missionnaire ayant recueilli les jeunes amoureux dans leur exil. La première chose à noter, c’est la magnificence des paysages américains dont Chateaubriand capture toute la colorisation, sa faune et sa flore, la grandeur de ses espaces, la variété des nuances visuelles, ses odeurs, ses lumières, ses sons et ses sensibilités plastiques. Inspiré par ses propres voyages, l’auteur français n’a pas hésité à reconstituer à sa manière la géographie et les distances entre les plusieurs lieux qu’il décrit. Cette façon de ne pas respecter la spatialisation permet d’entreprendre sans fioriture une épopée rousseauiste sur les « Sauvages ». Chateaubriand ne fait pas de ses protagonistes des sauvages primitifs, car ce sont avant tout des rêveurs d’une profonde tragédie.
En effet, Atala prend la forme d’une tragédie grecque dans sa pure origine, tout en évoquant un style proche du néoclassicisme. C’est un récit à la fois anthropologique, mais surtout dramatique, sans l’aspect romanesque (ni d’intrigue claire, ni de rebondissement, ni de psychologie classique...). Le livre est un rêve au rythme sensoriel, une longue poésie antique, une variation sonore intériorisée et faisant un lien métaphysique avec les sentiments émotionnels. Ces deux étrangers lointains sont tiraillés passionnellement par leur origine, la religion (une chrétienne sauvageonne qui tombe amoureuse d’un Amérindien païen) et par leur amour intensément court et passionnellement douloureux. Chateaubriand se confronte aux mœurs indiennes et ces dernières se confrontent à la civilisation occidentale. La rencontre fortuite entre le couple et le père Aubry donne à produire un dialogue électrique entre deux civilisations, l’Ancien et le Nouveau Monde. Par conséquent, le christianisme se mêle avec harmonie dans ce memorium des Anciens, car tout le vibrant élan de liberté et le doux battement de la narration font renaître à plusieurs niveaux les souvenirs d’une ancienne civilisation qui se fait remplacer.
Effectivement, sous les discours somptueux du père Aubry, Chactas tombe d’une infinie affection pour la religion chrétienne et, par son échange avec René, nous comprenons qu’il a toujours gardé cette foi. Pour l’auteur, Atala est aussi une façon d’exposer l’importance du peuple agricole sur le peuple chasseur, l’idée que la succession des états primitifs de la civilisation était d’abord chasseuse puis laboureuse, l’une des théories de Rousseau. Chateaubriand a voulu pointer « les avantages de la vie sociale sur la vie sauvage » et, pour mieux le comprendre, faire « le tableau du peuple chasseur et du peuple laboureur ». Il garde un profond respect pour les mœurs traditionnelles (les rites, par exemple) des Sauvages, tout en ne négligeant pas l’évolution positive que le christianisme leur a apportée. Cet amour pour l’Évangile est également une manière d’affronter les insupportables passions et la peur de mourir. L’œuvre contient une obsession funeste de la mort et convoque régulièrement des images à propos de celle-ci. L'impression donnée par Atala est celle d’une histoire racontée dans le temps et narrée de génération en génération, comme Homère avec l’Iliade et l’Odyssée. Chateaubriand enchevêtre les histoires dans les histoires (Chateaubriand s’inspirant des récits qu’il a entendus en voyageant, Chactas qui conte son histoire à René, l’épilogue faisant l’état des lieux de ce qu’ils sont devenus…), comme si ce morceau était celui d’un immense récit dont l’auteur a déterré le fragment le plus intime.
Enfin, comme dans René et Les Aventures du dernier Abencerage, dont j’ai aussi fait la critique, duquel on retrouve le même style et les mêmes thèmes, Atala parle de l’exil. Un exil qui est un chant élégiaque et un appel au voyage, à l’exotisme et au fait de s’éloigner pour se plonger dans notre soi intérieur. Chateaubriand est souvent considéré comme un écrivain du préromantisme et étant surtout à l’aube du romantisme. Chez lui, son romantisme est très religieux, car la religion est un moyen de conférer une intensité aux émotions ; elle créait une profonde psychologie poétique et surtout passionnelle. Chactas, comme René et Aben-Hamet dans leur histoire respective, sont soustraits à une forme de péché et, par ce biais, l’écrivain s’adonne à démontrer les nuances, les complexités et les contradictions de l’esprit humain. La religion n’est pas là pour être moralisatrice, mais pour élever l’âme et s’enivrer de tout ce qui entoure l’Homme. C’est ainsi que l’écriture de Chateaubriand prend une dimension lyrique à tous les niveaux ; il donne à ses images une splendeur mystique, un onirisme étrange et une picturalité sensorielle. C’est pourquoi l’auteur parle dans ses histoires, et particulièrement dans Atala qui en est le meilleur exemple, du moi intime, du cœur et du lien omnipotent entre la Grâce et la Nature, des choses divines qui dépassent l’humain, du débordement imaginatif, du Paradis perdu, des espaces illimités du désir et, à chaque fois, d’un récit sur un amour impossible.
Ed. Folio, coll. Folio classique, 1978