Au croisement des romans de Vialatte et de ses chroniques auvergnates, il y a ces articles écrits entre 1938 et 1942, après que leur auteur a enseigné au lycée franco-égyptien d’Héliopolis. (Entre l’Égypte et certains de ces reportages, il y a donc eu la captivité en Allemagne. Cela importe peut-être : « L’Égypte, à cette époque heureuse, n’était qu’un rêve de soleil autour de la sieste du dieu Nil », p. 63.) Et il y aura, en fil rouge de cette critique, une boîte à sardines et un chien. Qui seront davantage qu’une boîte à sardines et qu’un chien.

Voilà : au bord du désert, « l’ombre du souvenir d’une boîte à sardines attire aussi parfois un chien » (p. 19). On n’est pas seulement dans la notation pittoresque – en Égypte, aurait écrit un reporter ordinaire, on passe directement de la ville au désert et on trouve des boîtes de conserve vides que les chiens viennent lécher. Mais Vialatte ne parle pas d’une boîte, il parle de l’ombre de son souvenir, autrement dit de l’image d’une image : on a là, sous forme condensée, toute l’esthétique vialattienne de l’imaginaire. (On peut penser, du reste, que c’est l’odorat du chien qui l’attire là. Le parfum d’une chose disparue : tout Vialatte. Ça vaut largement le goût d’une madeleine.)

Il y a aussi, avec « l’ombre de souvenir », ce goût pour le détail révélateur. « – Racontez-nous de grands événements, m’avait intimé le capitaine. / Il n’y avait pas de grands événements » (p. 62). Pas de grands événements, non, mais de ces choses minuscules (comme il y aura les Vies minuscules de Michon) qui représentent les grands événements ou, mieux, qui deviennent de grands événements : Vialatte connaît son Flaubert, il sait que « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps ». (Cf. aussi le titre de ce recueil d’articles : Au coin du désert comme on dirait au coin de la rue.)

Et pour que l’anodin devienne événement, il faut le style. Ainsi, quand Vialatte s’attaque au topos de la marche comme source d’inspiration : « Rousseau, en des lignes célèbres, a décrit les joies de la marche… Réclame trompeuse ! Les voluptés de la marche sont une fiction d’enfant des neiges » (p. 12). Je défie 95 % des plumitifs de 2025, trop occupés à écrire des Vies de ma mère ou à critiquer des bouquins portant sur les mères des autres, de trouver trois mots simples et de les assembler comme Vialatte assemble « une fiction d’enfant des neiges » (1). Ça, c’est le style.

J’aurais d’ailleurs pu traiter plusieurs autres de ces formules lapidaires que les amateurs de Vialatte connaissent bien : « L’homme n’a encore rien trouvé de mieux que de se draper dans sa lèpre pour, au moins, en tirer parti » (p. 88), car Vialatte a quelquefois des traits de moraliste, ou « le désert n’est rien, que violence et lyrisme, dans son néant exaspéré » (p. 51), car il n’y a peut-être rien de mieux pour rapprocher l’homme de la nature – chacun de nous vit peut-être aussi, à sa façon, dans un « néant exaspéré ». J’ai préféré parler d’une boîte à sardines et d’un chien.

Les quelques lecteurs de cette critique auront remarqué qu’elle fait souvent référence à d’autres auteurs. (J’aurais pu parler de Poils de Cairote de Paul Fournel, autre version littérairement intéressante de ces impressions d’Égypte.) C’est que « Les oiseaux eux-mêmes obéissent à des traditions littéraires » (p. 16).


(1) Oui, je sais, les romans de Vialatte sont aussi des fictions d’enfants, et d’adolescents.

Alcofribas
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le 31 août 2025

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