Une variation magistrale autour de la déliquescence.

S'attaquer à un roman de 1111 pages n'est pas anodin pour un lecteur et est une expérience assez déroutante dans un monde où la littérature contemporaine ne permet plus pour des raisons économiques et éditoriales l'existence de livres sortant de certains standards précis définis par les maisons d'édition actuelles, généralement plus soucieuses de commerce que d'art. D'un point de vue purement objectif, il devient rare et ô combien risqué de publier des romans ayant l'outrecuidance de contenir plus de quatre cent pages et d'être un minimum stylistiquement ambitieux. D'ailleurs, il n'est pas complètement impossible que Belle du Seigneur d'Albert Cohen n'ait pas été raboté, coupé, taillé dans le vif, voire tout simplement refusé d'être publié pour des raisons commerciales et "pragmatiques", tant un lecteur de notre époque n'est plus capable de lire un gros pavé sans sinon s'évanouir, du moins sauter quelques passages, voire abandonner sa lecture, découragé par le vertige que lui procure les pages encore non lues. Peu rentables, peu écologiques, peu stimulants : les énormes livres sont voués à disparaître et en lire un devient presque un exploit et une aventure quasiment mystique, équivalent à un trip sous LSD ou champignons hallucinogènes. Pendant un temps, le lecteur croit lire Belle du Seigneur, mais pourtant c'est le roman qui se met alors à phagocyter l'esprit de ce dernier, l'envahir, le posséder, pénétrer son quotidien et finalement finit par lire lui-même en le lecteur, ne le laissant plus s'échapper, le mange, le dévore pour le vider alors de toute substance. Albert Cohen semble alors avoir réussi un exploit littéraire et méta-littéraire incroyable : aligner son message non pas sur le style lui-même, mais également sur la manière de lire du lecteur, sur sa façon d'apprécier sa lecture et sur son appréhension même de cette activité. La sensation de vertige à la lecture de la première page de livre n'a aucun équivalent que de celle de vide que ressent le lecture à la dernière page, comme si quelque chose s'était envolée, comme si tels Solal et Ariane sa passion s'était peu à peu érodée, comme si quelque part il était mort. La critique salue Belle du Seigneur comme l'une des plus belles histoires d'amour de tous les temps, mais celle ci me paraît s'être trompée : le roman va bien plus loin qu'une simple passion morte, elle rejoint toutes les déliquescences, toutes les décadences, toutes les morts. Belle du Seigneur est le roman d'une force sans cesse s'amenuisant, d'une vie sans cesse s'envolant, d'une passion sans cesse se consumant : une fuite en avant permanente.


Belle du seigneur est le roman d'abord de la déchéance d'un amour et nous insuffle une vision de la passion bien connue dans une certaine Europe Occidentale qui paraît ne pas séparer les deux notions. Les amants s'aiment, se séduisent comme des singes, jouent l'un avec l'autre et finissent par s'auto-détruire par peur de la fin de cet amour si violemment né. D'après Cohen, qui parle à travers le personnage de Solal, la femme est attirée par l'homme comme la foule pour le dictateur : fascinée par son pouvoir de tuer, par sa virilité et par son animalité. L'histoire d'amour ne peut alors que disparaître, vidée de toute passion, et remplacée par une autre vitalité revenue. Elle reste très physique et finalement s'amenuise comme la vigueur de la jeunesse et celle de l'érection. Le parallèle avec la tyrannie est d'ailleurs assez incroyable puisque l'amour finit par la destruction et la cruauté. Cohen crée alors le fascisme de la passion et le nazisme de l'amour : cette perspective là est franchement vertigineuse quand on prend la peine d'y réfléchir. Belle du seigneur est également l'histoire de la déchéance d'une certaine bourgeoisie protestante genevoise, de sa superficialité, de ses mondanités, de sa tempérance religieuse presque dolosive et de son hypocrisie profonde envers les sujets amoureux. Le roman est d'ailleurs sur ce point très drôle, mais cruel, notamment à travers le personnage aussi lamentable qu'attachant d'Adrien Deume qui lui aussi vit une déchéance presque inconsciente, et dont le lecteur ne parvient pas à savoir s'il est sympathique ou immonde, dans le stupide ou même dans le vrai. Les chapitres sur ce personnage sont indéniablement les meilleurs du roman. Belle du seigneur est dernièrement, mais aussi surtout, l'histoire de la déliquescence des Juifs d'Europe, et d'ailleurs c'est sans doute le véritable thème du roman tant la judéité de l'auteur et de nombreux personnages sont omniprésentes dans l'histoire. Cela est d'ailleurs profondément terrifiant puisque toutes les petits morts du roman paraissent quasiment avoir un lien causal avec l'Holocauste à venir : l'amour, la passion, la bourgeoisie, l'argent et la gloire, toutes leurs décadences déclenchent la mort des Juifs et le fascisme politique. C'est à la fois un parti-pris génial mais aussi discutable.


Belle du seigneur est aussi un excellent exercice de style qui alterne entre des moments de narration classiques, des envolées lyriques régulières, des poèmes constituant une ôde à l'amour, des dialogues poilants, des phrases uniques inondant des pages et des pages pour représenter la pensée vagabonde d'un personnage, des paroles de caractères qui incarnent à un moment donné un certain point de vue, avec son propre champ lexical et sa propre vision des choses. Tout cela mis bout à bout peut sembler déroutant au premier abord mais compose un joyeux bordel littéraire et époustoufle le lecteur par le répertoire impressionnant d'Albert Cohen. Le véritable talent littéraire et stylistique de l'auteur s'exprime surtout dans sa capacité à faire durer dans la longueur et sur sept parties cette histoire d'amour et qui parvient à déclencher chez le lecteur d'abord un grand amusement pour finir avec un certain effroi et une sensation de malaise. Le lecteur déchoit et déchante avec les personnages dont il lit les aventures. Parfois, l'expérience de lecture frise l'angoisse et peut vite devenir anxiogène ce qui constituerait l'un des défauts de ce roman qui semble parfois ne pas maîtriser sa non-maîtrise. De la même manière, l'auteur aime l'aphorisme, aime le lyrisme et l'exubérance des mots : il s'agit parfois de ne pas perdre le fil des phrases complexes et la ponctuation semble devenir un jeu sadique pour Cohen et non un simple moyen syntaxique classique. Conseiller la lecture de ce roman serait peut-être un peu une tentative de noyade envers ceux à qui cela s'adresserait, mais parfois, se laisser entraîner par une logorrhée de mots dans un océan de tristesses et d'angoisses nous apprend davantage de choses que de rester heureux face à l'illusion éphémère d'une passion sans fin.

PaulStaes
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le 7 janv. 2019

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Paul Staes

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