"On est des méchants, mais quand même: ça m'étonnerait qu'on botte le cul à tout le monde"

Hé bien, vont être contents les fans de Gagner la guerre!
La suite de Déjà mort renoue avec la narration en forme de cavalcade du best-seller inaugural de Jaworski. En apparence, les sinuosités du premier volume, rendues nécessaires par la conception du temps et de la mémoire exposée par le vieux roi, ont disparu de ce retour sur ce "Jour le plus long" de sa vie. En réalité, Jaworski continue à montrer un temps subjectif aux enjeux déterminants (l'histoire se déroule le jour de l'été, jour qui donnera le ton de toute a saison qui suit et qui doit donc être correctement célébré; tout égarement dans la forêt détruit les repères temporels) et le poids (conscient ou non) du passé (personnel ou atavique) sur les choix de chaque personnage. En apparence, Jaworski reprend la structure entassement des menaces/ éclatement/fuite/retour héroïque de l'épopée de Benvenuto. En réalité, il l'inverse point par point: là où l'assassin s'enferre sans cesse (et volontairement) dans les emmerdes, Bellovèse cherche à les éviter et à les deviner (car elles restent obscures, bien qu'on les devine sans mal); à l'éclatement spectaculaire du premier correspond un éclatement lointain


(la révolte des rois clients contre Ambigat, lieu véritable de l'action, se déroule pendant que Bellovèse assiste à celle d'Ambimagetos, qui en est comme le contrepoint, la version mineure, sans effusion de sang)


; la fuite désespérée de Benvenuto s'inverse d'abord dans un enfermement dans une souricière de Bellovèse, puis dans une marche tranquille là où l'on attendrait la course; le retour, enfin, du personnage, dans les deux cas solitaire, dans les deux cas porteur d'une vengeance, n'a pas du tout la même valeur,


ne serait-ce que parce que Bellovèse échoue dans son stratagème alors que l'assassin réussit


: dans un cas, il s'agit de reconquérir sa place, dans un autre, d'achever de la perdre - pour mieux, peut-être, la retrouver dans la seconde partie. J'aime à penser que Jaworski a voulu donner à son public ce qu'il voulait, tout en le subvertissant, bien qu'on puisse imaginer que cette forme lui convienne, tout simplement.
Le plaisir de lecture est toujours aussi grand: lexique luxuriant, contraste entre subtilité tactique des personnages (dans la narration) et grossièreté des répliques (dans les dialogues), couleurs violentes des corps malmenés. Le monde est un peu moins mystérieux que dans le premier tome, mais son idée finale


(que Bellovèse soit l'instrument de colères plus anciennes, celle de ses parents, celle du gutuater)


marche à plein régime: la guerre des Sangliers se rejoue, et du coup s'éclaircit pour nous. La dualité continue de s'étirer: deux frères, deux pères, deux druides, un père contre un fils, deux héros indestructibles, etc. jusqu'à brouiller, pour nous comme pour les personnages, non pas la frontière entre bien et mal, entre blanc et noir, entre camp auquel prêter allégeance et camp à trahir, mais l'appartenance de chaque élément à chaque "moitié", car elle varie en fonction des oppositions et des situations


: il suffit de voir Comargos, héros du haut roi, défier Bouos, du même camp, pour avoir interrompu la querelle avec son frère, de l'autre camp


...
Par-dessus tout, et, je crois, comme dans chacun des romans de Jaworski que j'ai lus jusqu'ici, un élément me plaît, et c'est à nouveau un élément de structure d'ensemble. Entre le début et la fin, l'auteur m'a à nouveau baladé avec un truc très simple.


La première phrase annonce la perte du frère, alors que la fin voit leur réconciliation, pour moi totalement inattendue. Comment l'expliquer? C'est que l'ensemble du livre est l'histoire d'un fourvoiement, complet. Le tour de force est de parvenir à nous rendre sensible les erreurs successives de Bellovèse, qui choisit le mauvais camp, la mauvaise piste, qui n'est jamais au bon endroit au bon moment, et de nous laisser croire que, comme on s'y attend dans la plupart des romans héroïques, ce chemin plus difficile est en réalité celui qui conduit à la gloire. Quand le Dieu (ex machina, quand même) vient nous expliquer point par point que nous avions raison de trouver que Bellovèse se trompait, se révèle alors dans toute sa simplicité l'entêtement tragique du héros à lutter contre son destin, qui, contrairement au tout-venant des tragédies, était le chemin le plus facile.


Cette surprise ouvre des perspectives excitantes sur l'importance des forces inconscientes chez les personnages de Jaworski, forces mythiques qu'on n'a pas besoin d'habiller de mots modernes pour en sentir la réalité.
La suite!

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le 26 juil. 2015

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