Inachevé
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le 14 déc. 2023
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"Classe et race" de Bell Hooks rassemble quatre textes courts mais substantiels qui s'attaquent aux mécanismes de domination dans la société américaine contemporaine. L'autrice y développe ce qui deviendra plus tard l'analyse intersectionnelle, articulant les concepts de "race", de classe et de genre pour mettre au jour toute la complexité des rapports de pouvoir et de domination.
Dans le premier texte, "Classe et race : les élites noires", Hooks s'en prend violemment au processus de déségrégation des années 1960. Loin d'y voir une simple victoire des droits civiques, elle y décèle un mécanisme de domestication politique particulièrement pervers. La déségrégation était le moyen d'affaiblir la radicalisation collective des personnes noires née du mouvement militant pour les droits civiques et du mouvement Black Power. En permettant à une minorité de Noirs américains (les fameux "10% les plus talentueux") de s'élever socialement, les populations blanches ont réussi un tour de force idéologique : faire croire que la réussite sociale dépendait de la volonté individuelle et non de déterminismes sociaux comme la classe ou la race.
L'autrice met le doigt sur quelque chose d'essentiel : l'individualisme libéral comme arme de neutralisation politique. Les élites noires, en épousant les modes de vie et les modes de pensée de l'élite blanche, ont cessé de soutenir les classes populaires noires pour ne se concentrer que sur leur réussite personnelle. Bell Hooks ne mâche pas ses mots : "non seulement elles abandonnent les masses noires défavorisées, mais elles se font les complices des systèmes de domination qui perpétuent l'exploitation et l'oppression des pauvres". Elle pointe ainsi du doigt une complicité de classe qui transcende les divisions raciales et en appelle à une prise de conscience des classes dominantes : "les riches doivent reconnaître que leur privilège de classe modère la souffrance due aux attaques fondées sur la race".
Le second essai, "Féminisme et pouvoir de classe", ajoute la dimension du genre à cette grille d'analyse. L'autrice y oppose féminisme réformiste et féminisme révolutionnaire, s'en prenant à un mouvement féministe dominé par les femmes blanches de classe moyenne qui ignore superbement les réalités économiques des femmes pauvres et racisées. "Le féminisme réformiste du pouvoir blanc a permis de renforcer le patriarcat", explique-t-elle, regrettant que nombre de femmes racisées en pleine ascension sociale se soient servies du féminisme pour accroître leur statut social plutôt que pour transformer véritablement les rapports de domination.
Hooks n'y va pas avec le dos de la cuillère dans sa charge contre le féminisme bourgeois. Elle plaide ainsi pour un féminisme véritablement libérateur qui intègre l'analyse de classe, reconnaissant l'articulation entre capitalisme et patriarcat dans le maintien des hiérarchies sociales. Sa conclusion est sans appel : "Pour jouer un véritable rôle dans les combats visant à mettre un terme au racisme et au classisme, les femmes doivent d'abord survivre au féminisme".
Les troisième et quatrième essais ("Rester près de chez soi : classe et éducation" et "Les intellectuelles noires") sont peut-être moins denses théoriquement mais révèlent un autre aspect du talent de Hooks : cette capacité à faire dialoguer son vécu personnel avec l'analyse sociologique. En racontant son parcours de femme racisée issue de la classe populaire, elle donne une épaisseur humaine à ses réflexions théoriques. Elle y explique notamment le tabou autour des divisions créées par les différences de classe, soulignant que "la classe n'était pas qu'une affaire d'argent", mais aussi de "valeurs et de comportement".
Son récit de l'université et du mépris de classe qu'elle y a rencontré est particulièrement édifiant. Face à cette attitude, elle constate que "les jeunes personnes noires sont de plus en plus encouragées par la culture dominante à croire que l'assimilation est le seul moyen possible de survivre, de réussir". Cette observation reste d'une actualité brûlante et nous aide à comprendre comment, en l'absence de recul nécessaire et face aux assauts idéologiques féroces de le classe dominante, les personnes noires peuvent elles-mêmes intégrer des idées racistes.
J'ai été séduit par la méthode de Hooks : elle mélange volontairement "expérience personnelle, analyse critique et idées théoriques", insistant sur l'importance de "s'exprimer avec des mots simples, d'employer une langue accessible au plus grand nombre". Cette obsession de la clarté va de pair avec sa critique des élites intellectuelles qui s'enferment dans leurs tours d'ivoire universitaires. Elle recommande au contraire aux intellectuel.le.s de vulgariser leur discours pour le rendre accessible à des populations qui ne possèdent pas le même bagage universitaire afin de garder un lien tangible avec leur entourage communautaire et familial, tout en rendant leur engagement politique concret.
Dans son dernier essai, Hooks pointe du doigt la dévalorisation de l'activité intellectuelle chez les personnes noires et notamment les femmes. "Le choix de devenir un intellectuel noir est un acte d'automarginalisation", rappelle-t-elle en citant Cornel West. Elle décrit avec justesse les barrières qui empêchent les jeunes issus des classes noires défavorisées d'entreprendre des études supérieures, expliquant comment "sexisme et racisme perpétuent ensemble des images qui instillent dans la conscience culturelle collective l'idée que le rôle principal des femmes noires sur Terre consiste à servir les autres".
Son analyse des stéréotypes qui enferment les femmes noires - tantôt hyper-sexualisées, tantôt confinées au rôle de nourrice - est éclairant sur les obstacles supplémentaires qu'elles doivent affronter pour accéder aux milieux universitaires ou littéraires. Bell Hooks invite ainsi les intellectuelles noires à déconstruire ces archétypes, à accepter de s'approprier du temps et de s'isoler -rappelant que les activités intellectuelles impliquent une bonne part de travail en solitaire-, afin de participer à la vie de la communauté d'une autre manière. Notamment en produisant "des travaux subversifs qui parlent à un public varié, à des personnes de classe, race ou bagages scolaires différents" pour devenir "membres de communautés de résistance, de coalitions non traditionnelles".
En conclusion, on relèvera que ces quatre essais se complètent harmonieusement, parvenant à articuler différents concepts sociologiques dans une perspective politique qui annonce l'intersectionnalité avant qu'elle ne soit véritablement théorisée. Un ouvrage éclairant sur l'accumulation des formes de domination et sur les racines des inégalités raciales, mais aussi une mise en perspective heureuse entre vécu personnel et analyse sociologique, un peu à l'image de ce que Didier Eribon a réalisé avec "Retour à Reims". Ce recueil permet ainsi de découvrir la pensée -et une partie de la vie de- Bell Hooks à travers des textes à la fois accessibles et exigeants, personnels et universels, qui continuent de nourrir les réflexions contemporaines sur les rapports de domination.
Créée
le 18 juil. 2025
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