De l’art de mourir guéri ou la malédiction d’Hécate

Dans Faites vous-même votre malheur, Paul Watzlawick nous dévoilait les stratégies et comportements susceptibles de nous pourrir définitivement l’existence. Reprenant la même démarche qui allie théorie, humour du paradoxe et exemples concrets, il s’attelle ici à nous apprendre la méthode qui pourra transformer chacun de nous en parfaits losers. Il suffit pour cela de chercher à chaque problème une ultrasolution : celle qui non seulement supprime le problème, mais aussi tout le reste, celle qui s’avère encore pire que le mal auquel elle est censée remédier, qui jette le bébé avec l’eau du bain et qu’on pourrait illustrer par cette formule amusante, si elle n’était pas fondamentalement tragique : opération réussie, patient décédé.


Si votre objectif est devenir le roi incontesté de la lose, vous avez décidément frappé à la bonne porte. Watzlawick vous apprendra comment rechercher des ultrasolutions dans n’importe quel domaine : vous pourrez ainsi, au gré de vos envies, envenimer vos relations sentimentales, vous compliquer méchamment la vie au boulot, vous brouiller avec vos meilleurs amis. Mais ce n’est pas tout : si vous avez l’âme d’un killer ou d’un politicien (les deux ne sont d’ailleurs pas antinomiques), vous apprendrez comment on peut créer des tensions communautaires ou internationales, provoquer la guerre froide, les conflits armés, les attentats terroristes. A tous les coups, il suffit de chercher la solution radicale qui éliminera une bonne fois pour toutes ce qui vous paraît contrevenir à votre vision des choses (la seule valable, qui pourrait en douter ?) et rétablira la bonne marche du monde, même si, après votre désastreuse intervention, il risque de ne plus en rester grand-chose. Tuez-les tous, Dieu (ou l’Histoire) reconnaîtra les siens : les croisades, la Sainte Inquisition, les tranchées, la bombe H, la ceinture d’explosifs, autant de sinistres exemples qui nous prouvent que s’il arrive parfois que l’utrasolution recherche le bien, elle finit à coup sûr par engendrer le mal.


Comment en arrive-t-on là ? Pour l’expliquer, Paul Watzlawick recourt à une métaphore, celle de la malédiction d’Hécate frappant Macbeth et à laquelle il se réfère volontiers dans son ouvrage, en faisant une sorte de fil conducteur dans l’énumération des stratégies catastrophiques à mettre en place pour tout démolir dans sa vie et celle des autres. Ce qui fait de Macbeth une proie idéale, ce sont ses faiblesses, qui, malheureusement sont celles de beaucoup d’entre nous : l’orgueil, la démesure, la confiance en soi exagérée et la méfiance absolue envers les autres.
A contre-courant de pas mal d’idées reçues, Watzlawick nous enseigne que ce qui provoque les grands malheurs de l’humanité, ce ne sont pas tant notre irrationalité et nos incohérences que, bien au contraire, le fait d’appliquer sans imagination et sans nuance les principes d’une trop froide logique, en particulier à nos relations avec autrui. Nous en venons à oublier que l’esprit de géométrie n’est rien sans l’esprit de finesse. Nous croyons naïvement que deux fois plus, c’est deux fois mieux, même si appliqué à la posologie médicamenteuse, ce principe peut nous conduire aux urgences. Ou encore, que le contraire du mal, c’est nécessairement le bien, ce qu’a magnifiquement démontré la guerre en Irak. La logique du tiers exclu, qui fait merveille dans le domaine des mathématiques, nous l’appliquons sans discernement, aussi bien dans notre vie privée que sur le plan (géo)politique : il faut que tout soit noir ou blanc, qu’une porte soit ouverte ou fermée, que les autres soient avec nous ou contre nous, même si on devine à quelles conséquences calamiteuses peut mener cette vision dualiste de l’existence.


Comment sortir de ce cycle infernal ? En refusant cette logique binaire qui réduit nos choix à de tristes alternatives, en sortant du piège des oppositions manichéennes pour inventer d'autres solutions, en refusant de croire que pour que nous soyons gagnants, il faut à tout prix que les autres perdent. En choisissant le bonheur qu’offre l’instant présent plutôt que les lendemains qui chantent. En initiant des cercles vertueux, qui encourageront les autres à suivre des exemples de relations fondées sur la confiance et, Watzlawick ose le mot, la gentillesse. Une position qui peut paraître naïve et angélique mais qui est plutôt une façon à la fois humble et pragmatique d’induire une autre logique dans les rapports humains, en insistant sur la part de responsabilité de chacun de nous dans l’harmonie universelle, à mille lieues des méga-solutions illusoires et dévastatrices que font hélas trop souvent miroiter les démagogues.

No_Hell
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le 31 août 2016

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