Pour les besoins d’un reportage publié en 2018 dans la revue America, Sylvain Pruhomme avait parcouru, en deux semaines de stop, les 2500 kilomètres de frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, de Tijuana en Basse-Californie à Matamoros sur la côte Est. Sentant arriver la réélection de Trump, il a rouvert ses carnets pour tirer de ce voyage un livre plus que jamais d'actualité.
« Je venais à l’époque de terminer mon roman Par les routes, dans lequel un personnage voyage en stop dans le but délibéré de rencontrer des gens, de les photographier, de leur poser des questions sur leur vie. J’avais eu envie d’en faire autant. Souvent on s’inspire de ce qu’on a vécu pour écrire. Pour une fois ç’avait été le contraire : je m’étais inspiré de ce que j’avais écrit pour vivre. »
Adoptant le format d’un journal de bord, l’écrivain s’efface le plus possible au travers d’un « je » elliptique pour laisser s’assembler la mosaïque de portraits que la retranscription fidèle, dans toute leur oralité, de ses conversations avec les automobilistes rencontrés dessine, photos polaroid à l’appui. Parmi eux figurent une majorité de Mexicains – quasiment les seuls à s’arrêter pour le prendre en stop en le traitant d’ailleurs de fou et en multipliant les avertissements pour sa sécurité –, régularisés, illégaux ou travailleurs transfrontaliers, et, parmi les rares Américains blancs, un « green bean » ou haricot vert en référence à la bande verte identifiant les véhicules de la Border Patrol chargée de poursuivre les « coyotes » et les « pollos », les passeurs et les « poulets », qui viennent chaque jour tenter la traversée clandestine de la frontière.
Une constante marque toutes ces tranches de vies ordinaires : la présence obsessionnelle de la frontière, dans un climat pesant et tendu. Balafre scindant d’anciens territoires indiens – « Nous les Yaquis notre territoire est à cheval sur les deux pays. On n’est que quinze mille mais depuis toujours on circule, on va et vient du Nord du Mexique jusqu’à Phoenix. Maintenant il y a ce mur. Les troupeaux ne peuvent plus passer. Le vent, le sable, les serpents, les oiseaux, tous les petits animaux passent. Pas nous. » – et suppurant l’irrationalité – « De l’autre côté de la frontière il y a la faim, ici il y a le besoin de bras. Et malgré tout l’autre veut faire son mur. » ou encore « No quieren trabajar los gringos. On est tous des Mexicains. Et, parmi nous, 70 % d'ouvriers qui habitent au Mexique. 70 % d'ouvriers qui, tous les jours, se lèvent à 5 heures du matin, prennent le bus affrété par la plantation, viennent travailler, et le soir rentrent chez eux. La plantation est à plus de 100 bornes de la frontière mais ils font l'aller-retour. Ils ont pas le droit de rester dormir sur le territoire. » –, elle est un cauchemar pour les riverains aussi – « Y’a plus que la Border Patrol qui nous fatigue. 24 heures sur 24 ils font leurs rondes. On est dans la zone de passage des migrants. Pas loin du couloir de la mort où ils sont des centaines chaque année à mourir de soif. La Border Patrol les traque jour et nuit. Avec des hélicoptères, des jeeps, des troupes armées. » – et n’en finit plus de diviser tout comme celui qui en a fait un emblème et dont le nom est sur toutes les lèvres – « C'est faux de dire qu'il serait totalement crétin. Simplement, il regarde que la réussite. Il est raciste, c'est une évidence. Mais il est encore plus classiste que raciste. C'est-à-dire que tu peux être noir ou latino ou ce que tu veux, si tu réussis à t'enrichir, pas de problème : t'as ta place dans son Amérique. Le problème, c'est si t'es pauvre. » Quant à la question de la violence tant rebattue à propos du Mexique : « Est-ce qu'on s'inquiète pour la sécurité ? Sincèrement c'est plutôt ici qu'on s'inquiète. Au Mexique, il y a des règlements de compte entre bandes de narcos, c'est sûr. Il y a des morts, il y a beaucoup de violence entre membres des cartels. Mais tu verras jamais de fusillade dans un lycée. C'est aux États-Unis que le premier crétin venu peut acheter des armes au supermarché, c'est ici que presque chaque jour un malade débarque dans un lycée avec une arme et tire sur des gamins. Que chacun balaie devant sa porte avant de donner des leçons. »
Peu à peu, à mesure que les points de vue se répondent et se complètent et que le récit y entremêle les représentations véhiculées par la littérature et par le cinéma – 2666 de Roberto Bolaño, Paris-Texas, la série de narco-thrillers Sicario, ou encore les westerns des frères Coen –, se précise sous tous les angles l’image d’une frontière de tous les enjeux et de tous les fantasmes.
Plus qu’un récit de voyage, Coyote se nourrit d’une démarche quasi sociologique et, procédant par collage de points de vue individuels, compose au final une œuvre littéraire originale, où la frontière se fait mythologie.
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