Cris
7.3
Cris

livre de Laurent Gaudé (2001)

Je suis maudit. Depuis deux ans, à chaque fois que je dois faire passer les oraux du bac, je dois lire un livre de Laurent Gaudé. Tour d'écrou supplémentaire cette année: Gaudé à l'écrit. Du coup, cet acharnement à me mettre entre les mains les oeuvres d'un auteur pour lequel je n'avais au départ qu'une indifférence polie me pousse à l’exécrer au-delà du raisonnable. Mettons les choses par écrit pour y voir plus clair.
Le principal défaut des livres de Gaudé, c'est que tous ceux que j'ai lus existent ailleurs, en mieux. Manque de bol pour Eldorado, j'avais lu peu de temps avant Typhon de Conrad et, moins récemment, des tas de périples initiatiques. La mort du Roi Tsongor est sans doute le plus réussi mais reste tout de même très inférieur à l'Iliade et même aux Aventures de Télémaque, ce qui est tout de même un comble. Sur le plan de l'Afrique de carton-pâte, je préfère encore le plus mauvais livre de Chevillard, Oreille rouge, et pour l'Afrique réelle, hé bien n'importe quoi d'autre, Senghor, Kourouma. Je suis sûr que j'aurai moins l'impression de me faire flouer avec Le Clézio.
Cris suit le même chemin, en pire. Gaudé ne dit rien de plus que ce qui a été déjà dit entre 1916 et 1936 sur l'abrutissement des tranchées; ses personnages ont les foies comme Bardamu; certains sont exaltés comme les personnages de Jünger, et presque tous transpirent la solidarité de ceux de Barbusse. Et Jules, le soldat de retour du front, fait pâle figure à côté d'Aurélien, à qui il pique même la métaphore de la circularité dans laquelle le poilu est enfermé.
La technique narrative employée est celle de monologues intérieurs croisés; et là, pardon, mais par rapport aux Vagues de Woolf, ou même par rapport à La Horde du Contrevent, c'est pipi de chat: chaque éclat est thématique et bouclé comme une bonne rédaction de lycée. La plongée dans l'action que permet cette narration, puisque chaque monologue est "en direct", nous donne droit à cette simplicité qui explique partiellement ma malédiction: "J'ajuste. Je vise. Je tire. Un type en face de moi vient de s'effondrer. Est-ce que c'est moi qui l'ai tué?". Vous remarquerez que rien du chaos de certaines pages d'A l'ouest rien de nouveau ne transparaît ici: le soldat français pense avec l'ordre et la clarté que Boileau lui a recommandé.
Enfin, l'élément mythique, l'Homme-cochon - ah oui, parce que chez Gaudé il y a toujours un élément mythique. Un substrat réaliste, et par-dessus un élément mythique. Comme ça le lecteur est sûr que l'auteur ne parle pas vraiment de la réalité. Comme ça, l'auteur peut dire n'importe quoi sur la réalité, et le lecteur se sent bien au chaud dans le symbole. La réalité, c'est compliqué, c'est plein de détails, c'est invraisemblable, la littérature se casse le nez dessus depuis Cervantès; le symbole, c'est simple, c'est propre, et on y mire nos représentations, saluant l'habileté de l'auteur qui nous tend cet objet bien factice face auquel le lecteur se sentira perspicace - qui incarne avec finesse la brutalisation des hommes dans une volonté inarticulée (les "cris", oui, oui) de destruction animale est moins troublant que la Mère des Obus de Larcenet dans La ligne de front. Là où Gaudé met une bête dans le no man's land, Larcenet met une femme...
Bref, tout dans ce roman existe ailleurs en mieux. Comme pour Tarantino alors? Oui, mais au moins, les films de Tarantino sont drôles et bien faits, avec quelques passages vraiment bons. Gaudé n'est pas drôle. Que reste-t-il alors?
Il reste, à mes yeux, deux éléments; d'abord, le traitement de la foi donne quelques passages avec un peu de gueule dans le personnage de Barboni; la "solution" pour donner forme aux cris, que Jules, d'autre part, trouve, titille l'imagination. Hélas, même ce dernier élément existe en mieux... dans La mort du Roi Tsongor, avec les palais bâtis par le fils rescapé!
Est-ce suffisant pour commencer à détester les livres de ce monsieur surestimé? Je ne crois pas. C'est assez, par contre, pour souhaiter n'avoir plus jamais à le lire.

Surestimé
4
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Je parle dans ma tête/ On me pense, 21 et Les profs aussi lisent à leur corps défendu

Créée

le 7 juil. 2015

Critique lue 1.3K fois

10 j'aime

Surestimé

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

10

D'autres avis sur Cris

Cris
ThomasValero
9

Critique de Cris par Thomas Valero

Il est des livres qui vous prennent à la gorge et qui vous serrent le cœur. Cris est l’un d’eux. On ne peut sortir indemne d’une telle lecture. On est comme happé par le récit. Bouleversant, sublime...

le 8 janv. 2017

5 j'aime

2

Cris
PromenonsnousDansles
10

une puissance rare

A travers ce roman choral, Laurent Gaudé rend hommage à ces soldats qui ont combattu et vécu les atrocités de cette grande guerre meurtrière. Tour à tour, les voix des soldats prennent vie : Marius,...

le 5 juil. 2020

Cris
LouKnox
6

Critique de Cris par Lou Knox

Quand on pioche dans une pochothèque un Laurent Gaudé, on s'attend à en prendre plein la gueule, niveau histoire et frissons dans l'échine. J'ai eu peur dans un bouquin, la véritable chiasse. Celle...

le 3 juin 2020

Du même critique

Superman: Red Son
Surestimé
4

Après la bataille

La couverture montre Superman arborant la faucille et le marteau en lieu et place de son S, et le quatdecouv explicite aussitôt cette image frappante: Superman est tombé en Ukraine au lieu du Kansas,...

le 9 janv. 2011

49 j'aime

10

Poëtique
Surestimé
9

Critique de Poëtique par Surestimé

C'est un petit livre parfait, où chaque mot est soupesé avec un soin rare. C'est la formulation la plus claire et la plus exacte de la sacralisation du langage à laquelle tout le dix-neuvième siècle...

le 26 oct. 2011

47 j'aime

2

La Femme insecte
Surestimé
9

"A Rome, fais comme les romains"

Les éditions françaises ne manquent jamais d'indiquer en quatrième de couv ou en postface que Tezuka est considéré comme le dieu du manga au Japon. Je me méfie de ce genre de propos; toutefois, je...

le 26 août 2011

33 j'aime

6