Ce qui nuit dans l'agonie des hommes, c'est le tralala.....

Bonjour à tous,


Me revoilà avec Céline, aujourd' hui. Ce livre est celui qui a relancé sa carrière littéraire, après 10 ans de traversée du désert médiatique....C'est avec D'un château l'autre que Céline, en 1957, effectue son nouveau départ dans le paysage littéraire français.


L'échec des deux volumes de Féerie pour une autre fois ont démontré à l'écrivain que, pour vendre un livre, il fallait se plier au jeu de la promotion et des interviews (Onze interviews ou interventions publiques sont recensées entre le début de juin et la fin d'octobre 1957). Publié en juin 1957, le roman de Céline est accueilli par une critique plutôt enthousiaste.


Céline revendique de façon claire son rôle de chroniqueur d'une époque et le sujet central de D'un château l'autre est évidemment porteur. Narrer la déroute du gouvernement de Vichy, Pétain à sa tête, et l'exil à Siegmaringen du gratin de la collaboration suscite une curiosité légitime de la part des lecteurs, surtout quand le narrateur a vécu cette débâcle de l'intérieur et qu'il s'appelle Céline.


Si D'un château l'autre constitue le premier tome de ce que l'on appelle la trilogie allemande (les deux autres étant Nord -1960- et Rigodon -1969-), l'action de ce premier roman se déroule chronologiquement au milieu de celle de Rigodon, et fait suite à celle de Nord. Céline commence donc sa chronique de l'après-guerre en racontant ce qui est susceptible de rassembler un lectorat conséquent : le spectacle du gouvernement de Vichy exilé dans la petite ville de Bade-Wurtemberg et la fuite à Siegmaringen. L'écrivain confiera à Albert Zbinden, dans un entretien accordé en 1957 à la Radio suisse Romande que "c'est un moment de l'histoire de France, qu'on le veuille ou non", et qu'il [Céline] s'est "trouvé en des circonstances où par hasard la matière à écrire était intéressante". Il ajoute qu'en "faisant paraître un ouvrage qui est malgré tout assez public, puisqu'il parle de faits bien connus, et qui intéressent tout de même les français", il l'a écrit "il faut bien le confesser une fois de plus, pour des raisons économiques".


Céline en profite aussi pour régler quelques comptes puisque c'est l'écrivain, retiré à Meudon, que l'on retrouve dans les premières pages de ce roman. Achille et Loukoum (respectivement Gaston Gallimard et Jean Paulhan) font les frais de cette mise au point d'un écrivain rancunier et aigri, cultivant son personnage de pestiféré. La narration débute donc, comme dans toutes les fictions céliniennes depuis Mort à crédit, par l'actualité du narrateur, qui peu à peu se plonge dans ses souvenirs... :


" Pour parler franc, là entre nous, je finis encore plus mal que j'ai commencé... Oh ! j'ai pas très bien commencé... je suis né, je le répète, à Courbevoie, Seine... je le répète pour la millième fois... après bien des aller et retour je termine vraiment au plus mal... y a l'âge vous me direz... y a l'âge !... c'est entendu !... à 63 ans et mèche, il devient extrêmement ardu de se refaire une situation... de se relancer une clientèle... ci ou là !... je vous oubliais !... je suis médecin..."


Après le Voyage au Bout de la Nuit et Mort à crédit, les deux romans qui ont assis la réputation de Louis-Ferdinand Céline, il semblerait que celui-ci ait tout dit. Oui mais voilà, son éditeur Gallimard lui presse le trognon pour qu'il extirpe de ses tripes une nouvelle fournée de petits pains brûlants. Céline aurait pu refuser, mais il a besoin de manger et de boire, comme tout le monde, et ce n'est pas sa triste fonction de médecin généraliste qui va lui fournir de quoi prolonger la durée d'une existence décente : ses patients pauvres n'ont pas le sous pour le payer, tandis que les plus huppés le méprisent pour sa condition et essayent d'échapper à leurs créances à chaque fois qu'ils le peuvent. Céline est donc obliger de consentir à la demande de son éditeur. Et ça l'énerve, puisqu'il ne semble plus avoir beaucoup de choses à raconter. Cette situation constituera justement le point de départ D'un château l'autre. Et de gueuler contre l'éditeur avide des gains espérés, et de gueuler contre sa patientèle ingrate, et de gueuler contre les écrivains célèbres rangés à la même enseigne que lui…Lorsqu'il vitupère, Louis-Ferdinand Céline est toujours exaltant : on se demande quels néologismes vont lui inspirer ses rancœurs et jusqu'à quels sommets ses énumérations rageuses vont parvenir. Et ce goût du lecteur, Céline le connaît. Sans doute aussi méprisant envers lui qu'envers ses patients, il lui balance en travers de la figure des envolées haineuses et ricanantes à ne plus pouvoir s'arrêter. Là où autrefois, ses emportements semblaient légitimes et motivés par des convictions sincères, ils deviennent ici figure de style, marque apposée de l'écrivain Céline. On le lit s'emporter contre n'importe qui, sans raison, dans une apparence de gratuité qui passe totalement à côté de l'effet désiré :


« […] elle avait rien vu !... bluffeuse, simagreuse, fille à flics !... donneuse !... tout le palier approuvait bien qu'elle était provoqueuse, moucharde, pétasse à bourriques ! et c'est tout !... qu'il était temps que les noirs arrivent, la scalpent ! lui coupent le bouton !... qu'elle se tairait, après ! »


Peut-être pourrait-on penser que Louis-Ferdinand Céline s'est vraiment laissé dégoûter par la vie et par ses semblables depuis la parution de ses derniers romans –ce qui confèrerait alors un surplus de légitimité à ses diatribes incessantes. Mais les réflexions qu'il fait tourner autour de lui-même font naître le doute : un écrivain qui réfléchit autant à la réputation que lui ont apporté ses romans et qui se déçoit de ne recevoir pas davantage de reconnaissance, un écrivain qui se demande toutes les dix pages ce que ses lecteurs peuvent bien attendre de lui dans ce nouveau roman, peut-il réellement éprouver du mépris pour ses semblables ?


« Personne m'a pardonné le Voyage… depuis le Voyage mon compte est bon !... encore je me serais appelé Vlazine… Vlazine Progrogrof… je serais né à Tarnopol-sur-Don… mais Courbevoie Seine !... Tarnopol-sur-Don j'aurais le Nobel depuis belle !... mais moi d'ici, même pas séphardim !... on ne sait où me foutre !... m'effacer mieux !... honte de honte !... quelle oubliette ? quels rats supplier ? La Vrounze aux Vrouzains !... »


Il paraît cependant qu'outre ces larmoiements, il y ait une histoire dans D'un château l'autre. En effet, au cours de la lecture, on prend vaguement conscience que Céline nous emmène de son piteux logement de centre-ville et de sa piètre profession de médecin à la description de la vie se déroulant dans le château de Sigmaringen. Ici, ce sont les membres du gouvernement de Vichy qui se sont reclus en exil. On retrouve, entre autres figures historiques : le Maréchal Pétain, Pierre Laval ou encore Otto Abetz, tout occupés à nourrir leurs idéaux périmés et à forniquer dans l'insalubrité la plus complète. Après la description de l'indécence qui surplombe la vie de ses semblables « populaires », Louis-Ferdinand Céline prend un malin plaisir à rabaisser les grandes figures historiques pour les ramener à leur véritable nature protoplasmique. Pas de jaloux : les grands comme les petits sont logés à la même enseigne.


" […] je suis très de l’avis de Poincaré : « tout phénomène de la nature que vous pouvez pas mesurer existe pas » ainsi pour les dames et les charmes, le diable qu’elles approchent 4 sur 20 !... au plus !... « Concours des Beautés » compris !... la moyenne esthétique est rare !... 10 sur 20 ! quels genoux, chevilles, nichons !... tout bourrelets de panne et bidoche flasque, rapportés la dernière minute, sur quels osselets !... guingois !... Hilda petite garce, surprise de la Nature, était pas elle tarée du tout !... réussite coquine, diable au corps !... réussie ?... enfin, 16 sur 20 !... je parle de tout en vétérinaire, en sorte de raciste… la terminologie du monde, peu ou prou, salonnière, proustière, me rendrait facilement assassin… la note !... que la note !... cotez !... pas autre chose !... "


Pour pallier à ce fond qui manque de consistance, malheureusement, Louis-Ferdinand Céline a (trop) réfléchi sur la forme de son nouveau roman. le style « Céline », ah ! tout le monde connaît –aime ou déteste- mais il faut apporter un peu de variation pour retenir l'attention d'un peuple de lecteurs par nature versatile. Attention à la farandole des « points d'exclamation suivi de leurs points de suspension ». Au début, on espère que ce tic convulsif ne sied qu'à un certain discours qui aura tôt fait de se conclure. Mais les pages se tournent et ne laissent plus le moindre espoir que cette manie prenne fin. Cela fait clairement penser à du Free Jazz.... On adhère ou non, à voir....


« Encore mes rancœurs !... vous m'excuserez d'un peu de gâtisme… mais pas tellement que je vous lasse !... moi et mes trois points !... un peu de discrétion !... mon style, soi-disant original !... tous les véritables écrivains vous diront ce qu'il faut en penser !... et ce qu'en pense Brottin !... et ce qu'en pense Gertrut ! mais l'épicier ce qu'il en pense ?... voilà l'important !... voilà ce qui me fait réfléchir !... »


« D’un Château l’autre » est un récit très personnel, hallucinant et halluciné, pour évoquer sans souci de chronologie sa fuite de France à la Libération et son errance outre Rhin, du château de Sigmaringen, en Allemagne, à une forteresse prison au Danemark, entrecoupé de souvenirs de ses années à Montmartre ou en banlieue. Cette trilogie, c’est un peu sa saison en enfer. Céline s’y montre à la fois pamphlétaire, mémorialiste et auteur comique, avec des portraits féroces des hommes de la clique de Vichy comme de ses rivaux littéraires. Mais la vérité historique n’est pas la qualité première de l’ouvrage, tant l’homme était un écorché vif (20 ans en 1914, blessé pendant la 1ère Guerre et 45 ans en 1939). L’écrivain se situe sur le plan de la littérature autant dire celui de l’artiste. Comme tout créateur, donc, il déforme, transforme, défigure et transfigure à sa guise la réalité. Malgré ses outrances, l’auteur restitue quand même bien toute l’atmosphère de cette époque.
« D’un Château l’autre » est surtout un chef d’œuvre littéraire, comme l’opus suivant d’ailleurs. Il est paru en 1957 et renouvelait profondément l’écriture. Le titre en fournit déjà un bel exemple avec cette géniale contraction faisant disparaître la préposition. Il y a chez Céline beaucoup de procédés d’écriture et un immense travail sur la syntaxe, qui abolit la traditionnelle structure « sujet – verbe – complément » pour introduire une rupture qui reproduit à merveille l’émotion et le flux des pensées. Jamais un auteur français n’a approché de si près l’art de transcrire la langue parlée dans l’écrit : il réussit le tour de force de nous donner l’illusion de l’entendre plus que de le lire. Mais ne nous y trompons pas : il s’agit bien d’une véritable prouesse obtenue par un labeur acharné. Une écriture réinventée, triturée, expurgée et aérée qui s’appuie sur les émotions au détriment de la raison. Un roman où l’innovation langagière de l’auteur abonde aussi avec de nombreux et savoureux néologismes : « barafouiller », « brouillagineux », etc. Ah, quel talent !
Rappelons enfin que nous jugeons un livre et pas un homme (que d’autres plus autorisés se sont amplement chargés de le faire avant nous) et qu’il ne s’agit pas non plus d’un livre antisémite, l’ombre portée par les pamphlets de l’auteur étant déjà suffisamment noire et accablante, sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter pour essayer d’occulter la créativité et les géniales fulgurances stylistiques de cet écrivain maudit. Un écrivain souvent imité mais jamais égalé....


Alors, revenons à Hamlet pour ce petit conseil amical à notre fin lecteur du début : "Jetez, nous vous en prions, cet impuissant chagrin dans la poussière..." . lisez D' un chateau l' autre, pour vous faire un avis. Portez vous bien. Tcho. @ +.

ClementLeroy
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le 27 mars 2015

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San  Bardamu

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