La "folie" d'une secte : anatomie d'un suicide collectif.

Il existe à peu près 12 000 religions différentes dans le Monde en 2025. Chaque année, un nombre important d'entre elles font surface, sorties de nulle part, sans que personne n'en entende parler ou ne les remarque réellement. D'autres encore disparaissent totalement sans laisser de traces aussi rapidement qu'un papillon vivrait une fois sorti de sa chrysalide. La plupart d'entre elles demeurent absolument inconnues et sont, par le faible nombre de leurs adeptes, qualifiées de "sectes". En réalité, c'est bien uniquement le nombre de fidèles, et sans doute l'ancienneté d'existence, qui distingue réellement la "religion" de la "secte". Dans un Etat de droit où la liberté de conscience est un des droits les plus fondamentaux, il serait bien malaisé de les interdire, même si elles sont parfois étroitement surveillées, et dans une certaine mesure combattues. Si toute doctrine religieuse suppose une forme d'alinéation mentale, elle est communément acceptée pour les plus anciennes, et sincèrement dénoncée pour les plus récentes. Quelle différence existe-t-il fondamentalement entre la communion d'un enfant dans le christianisme et le rituel étrange d'un adorateur récent d'une foi inconnue, si ce n'est l'installation de longue durée de la première coutume contrairement à la seconde ? Toutes les religions dominantes actuelles ont été un jour des sectes qui ont connu un formidable essor. Peut-être même qu'une religion inconnue, qu'une dizaine d'hommes et de femmes pratiquent dans le secret d'une cave, dans le plus obscur des recoins du plus dépeuplé des continents, se répandra demain sur toute la planète pour supplanter les autres. Néanmoins, il n'est pas faux d'affirmer qu'un certain nombre de ces sectes pose un vrai problème pour les conséquences qu'elle cause sur des individus "fragiles", qui se retrouvent dépouillés de leurs biens, agressés sexuellement, isolés socialement et parfois même assassinés. Un grand nombre d'abus est rapporté par l'actualité et justifie toutes les politiques publiques destinées à prévenir les "lavages de cerveau" et les théories du complot, support d'un ésotérisme parfois dangereux. Certaines sectes, en particulier, ont indéniablement marqué l'Histoire et ont imprimé le caractère infâmant de ces groupes religieux dans l'opinion publique "rationnelle". Par ce roman absolument formidable, dont le titre d'ailleurs confine au génie, Quentin Bruet-Ferréol restitue l'extraordinaire cheminement d'une d'entre elles, la secte du Heaven's Gate, dont l'apogée termine dans un étonnant suicide collectif en 1997. Dans une villa immense de Californie, 39 personnes se donnent la mort volontairement et sans haine, par empoisonnement et suffocation, pour rejoindre un vaisseau spatial qui les amènera au Paradis. Tous portent un uniforme tout droit sorti de Star Trek, des Nike noires, un billet de cinq dollars dans leurs poches. Sur leurs dépouilles, un losange de tissu violet qui recouvre leurs visages et leur donne un air d'anges. Les hommes sont presque tous castrés. Les différences des sexes sont gommées par des vêtements de grande taille et une coupe de cheveux identique. Les médias reçoivent des cassettes vidéos de leur gourou, mort parmi eux, qui encourage chacun à renoncer à la nature humaine pour rejoindre le Niveau Supérieur. Des témoignages vidéos de ses adeptes inondent le Monde : les fidèles affirment leur consentement au suicide, l'air étrangement apaisé et convaincu. Un site internet, toujours actif aujourd'hui, maintenu par des derniers croyants, propage massivement le message de la secte à l'heure où la plupart des gens ignorent encore réellement son usage. Les médias sont heurtés, le Président Clinton lui-même s'émouvant d'une telle folie, et promettant d'agir avec célérité. Les parents des suicidés s'épanchent dans la presse sur les abus subis par leurs enfants qui ont tout abandonné pour rejoindre leurs chefs spirituels. Des politiques publiques partout se mettent en œuvre pour lutter contre le phénomène sectaire. Les Etats Unis, bien que particulièrement touchés, ne sont pas les seuls à connaître l'ampleur du phénomène. Une secte asiatique venait de planifier une attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo. En 1994, les adorateurs de la secte française du Temple Solaire s'étaient donnés la mort en Suisse par immolation. Le sujet passionnait des foules entières.


Comment expliquer un tel carnage ? Et quelle est la véritable nature de l'endoctrinement sectaire ? Les suicidés volontaires n'avaient rien d'imbéciles naïfs et dociles. Ils provenaient de milieux sociaux différents, parfois très aisés, de familles aimantes et de toute croyance. Comment avaient-ils pu adhérer à la théorie selon laquelle, en mettant fin à leurs jours, ils sortiraient enfin de leurs "véhicules", leurs corps, pour rejoindre le Plan Supérieur ? Quentin Bruet-Ferréol, en s'inspirant des faits réels, livre un roman brillant, prenant, et parfois bouleversant, pour tenter d'expliquer l'inexplicable. A travers le personnage de Barthélémy, il montre comment un homme intelligent s'enfonce dans l'obscurantisme le plus stupéfiant. Peut-être est ce là le plus extraordinaire : les fidèles conservaient en réalité un certain esprit critique, doutaient constamment et ne prenaient pas toujours pour argent comptant le discours de leurs gourous. Certains, parfois, parvenaient à fuir, non sans amener avec eux une partie de la doctrine à laquelle ils ne renoncèrent jamais vraiment complètement. D'autres, en dépit du bon sens, restèrent jusqu'au bout. Rien dans la doctrine de la secte n'était pourtant très cohérent : elle mêlait christianisme, bouddhisme, new age, science fiction et complotisme. Elle soumettait ses fidèles à des pratiques terribles, les poussant à abandonner leurs familles et à s'auto-mutiler. Comme beaucoup d'entre elles, la religion naissait tout droit des ruines sociétales du début des années 70, dans laquelle des hordes de hippies parcouraient les routes d'Amérique en quête spirituelle et écoutaient un fatras de mystiques, de professeurs de yoga allumés, de pasteurs défroqués sous LSD et de mediums idéalistes, dans un ouragan d'orgies, de drogues et de musiques. Dans une Amérique violente et nihiliste, dans laquelle la jeunesse doutait de tout et cherchait à se réinventer, un couple de texans répandait peu à peu sa parole. Lui, Marshall Applewithe, était un ancien élève en théologie, professeur de chant, homosexuel malheureux condamné par sa famille, dont la double vie fut exposée à la rumeur publique, quitté par sa femme et privé de ses enfants, fréquentant les asiles, entendant soudain des voix qu'il ne comprit jamais. Elle, Bonnie Nettles, était une infirmière conservatrice, mère célibataire, autoproclamée medium, adepte du spiritisme, ayant en vain chercher à se faire une place dans la petite bourgeoisie anglicane du Texas. Leur rencontre fut un coup de foudre spirituel : ils décidèrent de fuir ensemble, volant une voiture de location, et escroquant les restaurants et hôtels. Pour se justifier, ils citaient librement le Nouveau Testament : Dieu est un voleur qui marche dans la nuit. Sur les bords d'une rivière de l'Oregon, une lueur leur parvint : ils étaient des prophètes, ceux annoncés dans l'Apocalypse, et devaient mener des fidèles à la salvation. Un OVNI viendrait et embarquerait ceux qui accompliraient leur transformation. Ils parcoururent la côte ouest et organisèrent des conférences où ils parvinrent à recruter une centaine de fidèles qui abandonnèrent travail, famille, fortune et amour pour sillonner le pays à leurs services. Ils prirent de nombreux noms, et devinrent Do et Ti, des Dieux incarnés dans des pauvres existences humaines. En vain, des familles inquiètes tentèrent de ramener à la raison les fidèles partis sur les routes. Presque aucun ne parvint à récupérer les leurs.


Do et Ti exigeaient avec bienveillance un renoncement total à l'existence humaine. La chasteté était de rigueur. La différence de sexe devait être bannie. Tous devaient se contrôler les uns les autres et passer petit à petit les étapes de la formation qui les amènerait à connaître le Grand Secret. Il est difficile de ne pas faire de relation entre l'ascétisme de la doctrine imposée et le passé sexuel d'un homme malheureux et duplique. Croyaient-ils vraiment, ces deux Dieux incarnés, qu'ils disaient la vérité ? Parfois, le roman nous perd en conjonctures, comme si la frontière entre la croyance sincère et l'hypocrisie était plus mince que prévue, aussi bien pour les gourous que les adeptes. Do et Ti dirent d'abord qu'ils seraient assassinés et ressusciteraient : ils prétexteront ensuite que le Niveau Supérieur avait changé ses plans, et que la mort sociale suffisait. Ils annonceront ensuite une floppée de dates pour l'embarcation, toutes retardées. Après de longues années de préparation et de sélection, qui accoucheront d'une machinerie totalitaire effrayante, où chacun perdait son individualité et s'imposait des mortifications terribles, ils annoncèrent enfin une date. Mais le vaisseau spatial ne vint pas. Si certains fidèles partirent, la majorité resta et la doctrine se renouvela. Les forces lucifériennes avaient trompé les deux Dieux : il fallait redoubler de volonté, et les élèves avaient sans doute pris du retard dans leur formation pour le diplôme nécessaire à l'entrée dans les étoiles. Quand Ti décéda d'un cancer du foie, Do prétexta qu'elle avait fui le plan terrestre pour préparer la future transformation, quand bien même il était révélé que la fameuse Ti n'avait jamais vraiment renoncé à sa vie familiale et envoyait honteusement à sa fille l'argent de ses adeptes. La secte se transforma peu à peu, devint plus radicale, imposa des castrations et se prépara même à une lutte armée sans grand résultat, comme pour chercher le martyr qui permettra enfin de justifier des années de préparation. La secte s'implanta sur Internet pour la première fois et devint une entreprise très efficace de création de sites et de codages. Puis vinrent la grande mode des suicides collectifs et Do annonça sa décision : il fallait mourir pour atteindre le Ciel. Il manquait juste l'essor des radios complotistes, toutes infectées de médiums et d'ufologues, pour fournir l'occasion rêvée : la venue d'une comète dans le ciel. Do crut y discerner, influencé par les conspirationnistes, un vaisseau spatial conduit par Ti. La date était toute trouvée : les fidèles dépensèrent leur argent en vêtements et organisèrent leurs trépas. Tout était organisé d'une manière admirable, aussi bien la composition du poison à base de pommes que les morceaux de tissus. Depuis lors, des adeptes répondent toujours aux internautes sur le site internet crée, le premier du genre : à ceux qui souhaitent se suicider, ils indiquent qu'il est trop tard, que l'occasion est passée. Que l'appel de Do a périmé. Ceux qui restent croient encore, malgré les révélations sur ses origines, à sa nature divine. Beaucoup continuent à perpétuer son témoignage. A la fin, une immense incompréhension : sont-ils morts librement, ces suicidés là ? Furent-ils assassinés indirectement par la folie de deux marginaux spirituels ? Toutes les sectes se valent-elles ? Qu'est ce qui peut amener à devenir gourou ? Le roman laisse en suspens de nombreuses questions. Sur le monde d'internet, Applewithe est devenu un GIF grotesque. Rien n'est au monde pourtant plus terrifiant.

PaulStaes
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le 10 août 2025

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