Mes liens avec Marguerite Duras ont toujours été compliqués. Après un premier roman, Une Barrage contre le Pacifique, qui m'a tout simplement laissé indifférent, j'ai adoré la pièce de théâtre Savannah Bay, puis littéralement détesté Moderato Cantabile.
Autant dire que je ne savais pas trop à quoi m'attendre en entamant cette quatrième lecture.
Nous sommes en Espagne. Pierre et sa femme Maria vont en vacances avec leur fille Judith. Mais un orage les oblige à faire une étape dans une petite ville dont nous ne connaîtrons jamais le nom (sauf erreur de ma part).
Bien entendu, selon un procédé littéraire bien connu, l'orage en question représente la tempête sentimentale traversée par Maria, dont nous suivrons le point de vue tout au long du roman. Une tempête qui a trois raisons principales.
Tout d'abord, la petite famille est accompagnée dans ce voyage par Claire. Pour quelle raison est-elle là, nous ne le savons pas vraiment. Amie de la famille ? Nounou de Judith ? On n'en sait trop rien, et ce n'est pas cela qui intéresse Duras. Non, le plus important, c'est ce que Claire est en train de devenir sous les yeux de Maria : la maîtresse de Pierre. La mère de famille assiste petit à petit au rapprochement de son mari avec cette femme plus jeune, plus désirable (et moins alcoolisée, on y reviendra plus tard).
Ce qui est surprenant, c'est que Maria assiste à cela avec une sorte de détachement apparent. On croirait même, à certains moments, qu'elle se retire pour ne pas les déranger, et qu'elle leur donne des occasions d'être seuls ensemble.
Malgré cela, nous ne pouvons absolument pas parler d'un triangle amoureux ici. Tout simplement parce qu'entre Pierre et Maria, il n'y a rien. Mais rien du tout. Que ce soit sur le plan sentimental ou physique, c'est le vide absolu de leurs relations. Ce qui peut sans doute expliquer le détachement avec lequel Maria regarde son mari partir avec quelqu'un d'autre. Comme si elle avait l'impression de quand même maîtriser cela. Comme si, puisque cela se fait sous ses yeux, c'était moins grave.
Dans tous les cas, on a franchement l'impression que Maria n'a pas trop les pieds sur terre. Elle paraît complètement détachée de la réalité, comme si elle voyait tout cela à travers un brouillard.
C'est là qu'intervient l'alcool, deuxième facteur orageux du roman. Maria n'est généralement pas un personnage actif. L'action principale qu'elle accomplit durant le roman, c'est de picoler. Malgré les nombreux reproches de son mari, elle passe son temps à se saouler. Et l'écriture de Duras parvient très bien à rendre ce brouillard éthylique qui entoure constamment Maria, au point qu'elle semble vivre loin de ce monde.
Et peut-être est-ce là l'objectif. Peut-être l'alcool fait-il fonction d'antalgique, voire de produit anesthésiant. Là aussi, le thème n'a rien de nouveau, mais c'est l'écriture qui permet de nous le rendre vivant. Duras emploie des phrases simples, qui, prises séparément, n'ont généralement rien d'extraordinaire, mais mises les unes à la suite des autres elles font des descriptions de toute beauté. Elles parviennent surtout à nous plonger dans l'esprit de Maria : nous avons tout au long du roman cette impression paradoxale d'une grande lucidité conjugale mêlée à une absence de prise au monde.
Du coup, séparée du monde réel, Maria devient absolument imprévisible. Et c'est là qu'intervient le troisième élément orageux du roman.
Dans cette petite ville espagnole, un homme a assassiné sa femme et l'amant de celle-ci. Le criminel, recherché par la police, est soutenu par la population locale et fait beaucoup penser aux bandits magnifiques et romantiques que l'on peut croiser dans les nouvelles corses de Mérimée. Et, confondant volontiers réalité et fiction, Maria va succomber à ce charme tout droit sorti de son imaginaire. Elle va s'amouracher de ce sombre inconnu, ou plutôt de l'image qu'elle s'en fera dans son esprit malade, et, bousculée par ses hormones, va se mettre en quête du tueur.
Avec tout cela, Duras avait la possibilité de faire une œuvre banale à l'eau de rose, mais elle parvient à déjouer pas mal des pièges tendus sur sa route. L'ensemble est, certes, assez étrange : il faut accepter le point de départ, c'est-à-dire cette idée qu'une femme va regarder son couple se défaire sous ses yeux. Mais en jouant sur les non-dits, la romancière parvient à faire une belle œuvre sensible et surprenante.