Dans une des bandes-annonces originales du film Orange Mécanique, sur l'allegro vivace de l'ouverture de Guillaume Tell de Rossini, orchestré et interprété au synthétiseur Moog par Wendy Carlos, un défilé épileptique d'images tirées du film était entrecoupé de très brefs intertitres aguicheurs, chacun ne contenant qu'un seul mot en lettres capitales blanches sur fond noir : WITTY. FUNNY. SATIRIC. MUSICAL. EXCITING. BIZARRE. POLITICAL. THRILLING. FRIGHTENING. METAPHORICAL. COMIC. SARDONIC. BEETHOVEN.


WITTY. FUNNY. COMIC.


Chez Vaquette, l'humour, cet humour intello-trash si spécifique, à la fois de très mauvais goût et très sophistiqué, est un contrepoids nécessaire à la gravité, à la noirceur et à la lucidité du texte. Une comparaison rapide avec les travaux plus anciens de l'auteur pourrait laisser croire que l'humour s'est un peu effacé, un peu mis en retrait dans ce nouveau roman, mais ce n'est pas ça : il est simplement mieux intégré ; pas nécessairement plus "subtil", au sens de poncé et élimé, mais plus en phase avec le ton noir d'une histoire qui se plonge dans la misère et la médiocrité humaine.


C'est un humour qui se loge dans les descriptions, les propos et les actes d'individus pathétiques et étriqués ; dans le plaisir à la fois sadique et moral que le commandant Lespalettes prend à briser, sans aucun tact, les masques et les mensonges de ces individus ; dans le décalage et le malaise de ces scènes de cul où l'homme et la femme n'ont pas du tout la même perception de ce qui est en train de se jouer ; dans toutes ces scènes et situations humaines et sociales qui pourraient tomber dans le burlesque tant elles semblent absurdes, mais qui sont pourtant tragiquement réelles ; dans la verve abrasive et brute d'Alice, notre héroïne posthume, comme dans celle nadsatienne et dessalée de sa collègue Shéhérazade — pour une fois qu'un auteur illustre le jobelin des banlieues autrement que pour s'en moquer avec mépris !


SATIRIC. SARDONIC.


Vaquette déroule méticuleusement sa critique effilée des micros-mondes de la société française, en contrastant les discours formatés et apologétiques qui cherchent à vendre tel ou tel mode d'organisation avec la réalité crue et violente qui se cache derrière, voire en nous jetant au visage d'autres discours complètement cyniques qui n'essayent même plus de dissimuler la nature des modes de domination qu'ils défendent.


Vaquette montre la colère, la rage, la frustration, le désenchantement, le dégoût qui naissent chez ceux qui se confrontent à ce jeu truqué où tout est fait d'avance pour broyer quiconque cherche à s'élever socialement autrement que par quelques chemins étroits et balisés à la destination prédéterminée et encore loin, très loin du sommet. Il nous fait entendre le son de la révolte, bien trop souvent vouée à l'échec mais parfois malgré tout superbe, contre toutes les saloperies, toutes les cruelles mesquineries que les forts font subir aux faibles.


MUSICAL. BEETHOVEN.


Les références musicales sont toujours à l'honneur chez Vaquette, et sans œillères, pas d'époque ou de genre au delà de quoi il serait interdit de s'aventurer ; les citations de paroles de chansons viennent à point pour illustrer une scène, une situation, un ressenti. Et tout ça contraste avec le thème récurrent des bars et des restaurants où la musique est intentionnellement désagréable et trop forte, le sens de la fête imposé avec le flingue sur la tempe.


Et on trouve de la musique encore dans le rythme si particulier de cette histoire, dans ces aller-retours affranchis de tout ordre chronologique, entre une enquête dans le présent et une vie vécue dans le passé à travers un journal intime, séquences indépendantes mais dont l'accumulation finit par former une projection holographique d'où émerge une histoire narrativement et thématiquement complexe.


EXCITING. THRILLING. FRIGHTENING.


Chez Vaquette, on n'est pas dans une description froide et détachée de la misère — et ce malgré la convocation d'extraits de textes universitaires qui viennent contextualiser telle ou telle scène, y ajouter de la profondeur d'analyse et nous sortir de l'anecdotique et du pure cadre fictionnel — on est dans le viscéral, dans le sensible, dans le vécu, on ne se contente pas d'une reconstruction post-mortem de la vie de l'héroïne, on souffre avec elle de la cruauté et de l'indifférence des gens qui l'entourent.


Alors même que l'histoire d'Alice est doublement racontée au passé, à la fois par l'enquête de Lespalettes et par les pages du journal d'Alice, qui, si elles sont plus directement ancrées dans sa vie à elle, restent cependant dans une dimension rétrospective, le sentiment qui domine pour le lecteur est pourtant celui de l'anticipation, de l'attente nerveuse de ce qui va se passer ensuite — quand la conclusion est pourtant connue dès les premières pages.


BIZARRE. METAPHORICAL.


L'héritage littéraire du marquis de Sade s'incarne chez Vaquette, comme il s'incarnait jadis chez Rebatet, dans ce talent pour le foisonnement, pour la conciliation des extrêmes, sans pour autant que cela ne se neutralise — l'acide et l'alcalin côte à côte gardent leurs propriétés distinctes sans jamais se précipiter. Des scènes de cul côtoient des discussions philosophiques sur la résilience et l'estime de soi ; des phrases proustiennes répondent à des flots d'argot ; la misère la plus noire dialogue avec le grand luxe ostentatoire ; la bassesse humaine la plus cynique se confronte à la grandeur d'âme et de cœur.


Cette richesse tant dans le style que dans les thèmes reflète l'entièreté de l'expérience humaine et de celle de l'auteur. Il ne s'agit pas simplement de raconter une histoire policière, certes riche et complexe, mais bien de développer un véritable roman social, dans la lignée de Hugo, Balzac ou Zola, sur des thèmes personnels chers à l'auteur, où plusieurs visions du monde et systèmes moraux se confrontent dans leur tentative de façonner la société.


POLITICAL.


Si ce premier tome a été publié en décembre 2018, il faut savoir que le travail de l'auteur sur ce roman a commencé en 2010, et que la rédaction de ce qui constitue l'équivalent du premier volume été déjà achevée en novembre 2013. Cette chronologie a toute son importance parce qu'elle dévoile, malgré ce "décalage" dans les dates, tout le côté visionnaire de l'ouvrage. Il n'y a pas à chercher loin, par exemple, les raisons de la crise des gilets jaunes, tout est déjà là : les campagnes abandonnées à la misère, coupées des transports en commun, l'écologie punitive des citadins contre les ruraux, le logement en ville hors de prix, le déclassement des travailleurs, le sabotage du bien commun par les entreprises du CAC 40 menées par des traders sans aucune perspective à long terme — la colère et la désillusion qui se sont emparé d'une grande partie de la France, avec des cristallisations parfois très violentes, n'ont rien de mystérieux devant cet exposé de la situation juste quelques années auparavant. Et quand on voit à quel point 2019 a été une année brûlante, partout dans le monde, du même moule que 1848 ou 1968, on se dit même que ces considérations résonnent bien au delà de la France.


Au delà du polar, au delà même du roman social, on a donc un premier tome déjà d'une grande lucidité politique, un témoignage sociologique précieux sur la France des années 2010 — et ce n'est donc que le premier volume ; l'auteur nous a prévenu, il a encore bien plus à dire, ça n'est presque qu'un avant-goût ! On ne peut donc qu'attendre la suite avec impatience en se demandant à quel sommet l'ensemble s'élèvera une fois qu'on aura toutes les pièces !

Arcturuspb
9
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le 1 déc. 2019

Critique lue 753 fois

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Arcturuspb

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