Sans conteste le fruit de son époque, la pensée artistique de Proust s’incarne dans un exercice littéraire formel encore inégalé ; seulement permis par une acuité et une sensibilité providentielles.


Cet exercice, il participe à une quête artistique : celle d’atteindre l’essence de tout. Et c’est par le je que Proust aspire à toucher à l’universel. Ainsi, Du Côté De Chez Swann relève d’abord d’un exercice d’introspection vertigineux, à la recherche de l’indivisible : du sentiment le plus profond et de son expression la plus juste. Un début de travail qui côtoie celui de Freud — on s’étonnera, d’ailleurs, que chacun ait tant ignoré l’autre, quoiqu’il soit difficile de s’entendre sur des intérêts communs lorsque l’approche et la sensibilité diffèrent tant.


Cet indivisible, cette unité, est à l’image du coup de pinceau impressionniste. Trait qui parmi les traits contribue à former un tout, qui s’offre à une perception sensible — et non sensée. Formellement, jamais une phrase ne m’aura paru si impressionniste que chez Proust. La digression, invoquée comme outil de l’exhaustivité — celle du tableau qu’elle enrichit — laisse libre court à une inspiration momentanée, du moins en apparence, et qui se construit délibérément en différentes touches : à la recherche d’une perception globale, non pas travaillée dans le contour — le dessin — mais dans la touche — la couleur. C’est merveilleux, et c'est d'un raffinement exemplaire.
La métaphore en devient fioriture, objet purement formel qui ne sert plus le sens. On la pense souvent vecteur d’un propos ponctuel qui ne se traduirait autrement que par l’image ; plus rarement on la voit assumée comme ornement — quoique ornement est réducteur, puisqu’elle sert un plus grand but : celui, toujours, d’associer les idées pour construire une réalité sensible.


Enfin, au-delà de ces considérations purement stylistiques, c’est aussi dans ce qu’il met en scène que Proust se révèle peintre impressionniste : une attention perpétuelle est portée sur l’effet de la lumière sur son sujet, à la forme géométrique, aux nuances de couleurs et de matière...


La phrase de Proust perd souvent sa logique, s’allonge, se disperse, forme un grand bloc qui peut même se construire verticalement : les temps se mélangent parfois, se mettent au service d’une inspiration qui ignore la logique factuelle narrée. Le temps perdu de Proust se perd — se cherche — tout au long du livre dans un tableau mélancolique qui ne s’ordonnerait, s’il le pouvait, que par le sensible.


Évidemment, il en découle un manque de pureté certain dans l’expression Proustienne. C’est une expression de la forme, tout à fait impressionniste — ici l’impression dépasse le sujet ; le sujet est l’impression.
C’est pourquoi nombreux sont les embêtés qui ne voient en Proust qu’un auteur qui fait du vide son sujet — d’aucuns diront que tout est indispensable chez Proust, j’aurais peine à les croire ; c’est un auteur qui, dans sa tentative effrénée de tout saisir, n’oublie certainement pas le futile. Il sait d’ailleurs le traiter d’un point de vue humain et social, à travers chaque relation entretenue par ses personnages.


Malgré ses grandes qualités, indéniables, s’il fallait s’essayer à esquisser quelques limites à l’oeuvre, on pourrait d’abord reprocher à un Proust naturaliste d’ignorer l’outil dramaturgique, pourtant si puissant, si propice à creuser le comportement humain. Le roman met ainsi du temps à s’offrir un semblant d’enjeu romanesque, introduit en la personne de Swann. L’amour et la jalousie deviennent les deux sentiments centraux, si finement dépeints, et le roman prend, enfin, une dimension plus grande — et méritée — alors qu’il traite de la douleur et de la peine.

Aussi peut-on encore s’interroger : de cette fameuse acuité de l’auteur, de laquelle découle une précision exacerbée du sentiment, ne naîtrait-il pas un hermétisme à tout autre système sensible ou sensé ? Souvent d’une justesse effrayante, souvent remarquable, à s’en émouvoir même, il peut arriver qu’une interprétation propre ne trouve pas sa résonance dans le roman. Alors il subsiste la question de la démarche artistique : peut-on trouver l’universel dans l’unité — et le subjectif ?


Enfin, osons opposer le Proust impressionniste et le Proust psychanalytique, car l’étude profonde des sentiments et des motivations semble parfois trouver une impasse dans la composition impressionniste.
Aussi il n’est pas rare, après quelque décortication acharnée de l’esprit, de voir survivre parfois, mitoyen entre les exploits clairvoyants de l’auteur, quelques sentiments demeurés mystérieux, quelques sensations indescriptibles. Aussi, on peut comprendre que Freud ait ainsi critiqué Proust : « Et quel style ! Il veut toujours aller vers les profondeurs et ne termine jamais ses phrases »


Du Côté de Chez Swann est un livre merveilleux, qui laisse indéniablement une empreinte sensible sur son lecteur. C’est un livre somme toute très formel, duquel il est difficile de tirer une pensée. Privés des concepts par des mots qui expliquent tout, on peut ne pas toujours s’y retrouver, mais une grande majorité de ce qui y est dit résonne en nous. C’est un livre qui se vit.

Vincent_Liveira
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le 16 juin 2016

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