La charge, en 1824, était trop féroce pour que le texte passât la censure, assez subversive pour que des centaines de manuscrits en circulassent sous le manteau, et suffisamment célèbre pour que bien des vers devinssent des proverbes : après "le Misanthrope" et avant "l'Homme difficile" de Hofmannsthal, voilà Tchatski, un autre héros de théâtre qui déplore la bêtise et l'hypocrisie sociales. Celui-ci appartient plutôt à la catégorie des romantiques incompris, la femme qu'il aime ne l'aime pas, et il a trop d'esprit pour le monde.
On en vient donc vite à l'éternelle question — que Shakespeare, Flaubert et Dostoïevski résolurent à leur manière — de savoir si un personnage peut être plus intelligent que son auteur. Si Tchatski montre de l'à-propos et de la verve, c'est aussi en tant qu'élément étranger à un milieu composé de demi-savants, de jeunes oies, de nobles séniles et de matrones intéressées. Au royaume des imbéciles, — dont on retranchera peut-être la bonne Liza et le résigné Platon Mikhaïlovitch, — où une phrase comme « Seigneur Jésus, quel dur métier / D'avoir sa fille à marier ! » (I, 10, p. 38) passe pour une parole de sagesse, il n'est guère difficile de se démarquer. Même les réactions de défense de cette société corrompue manquent de vivacité : il faut attendre la fin du troisième acte (sur quatre) pour qu'elle lance la rumeur de la folie de l'intrus — association, prisée des romantiques, entre folie et génie.
À cette interrogation, "Du malheur d'avoir de l'esprit" — titre de pièce qui a l'air d'un titre d'essai — ne répond pas, et tant mieux. C'est par ailleurs cette question qui intéressera sans doute le plus un lecteur moderne, car la construction de l'intrigue ne retient guère l'attention, s'agissant plutôt d'une succession de saynètes ténument liées, moins une intrigue de théâtre qu'une expérience scientifique : on plonge un corps dans un bocal et on observe la réaction du contenu du bocal. De la même manière, sauf à être passionné d'histoire russe, on n'approfondira pas les allusions à des personnages ou à des événements d'époque, certaines éclaircies judicieusement par André Markowicz. À ce dernier, on reprochera peut-être d'être un éditeur et un traducteur envahissant, toujours est-il que son texte français, en vers hétérométriques rimés, ne sent pas la traduction, ce qui est peut-être le seul critère pour juger d'une traduction faite d'une langue que l'on ne maîtrise pas.
Alcofribas
5
Écrit par

Créée

le 15 nov. 2013

Critique lue 235 fois

2 j'aime

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 235 fois

2

D'autres avis sur Du malheur d'avoir de l'esprit

Du malheur d'avoir de l'esprit
Gwen21
6

Critique de Du malheur d'avoir de l'esprit par Gwen21

Moscou, début des années 1820. Après avoir passé trois ans à l'étranger, Tchatski, ami d'enfance de Sofia Pavlovna, fille d'un chef de service de l'administration impériale aux dents longues, se...

le 2 févr. 2017

1 j'aime

Du malheur d'avoir de l'esprit
arkadi47
5

LE MALHEUR D’AVOIR DE L’ESPRIT Traduction d’Arsène Legrelle, Gand, F.-L. Dullé-Plus, 1884.

Cette comédie est la première grande pièce du répertoire russe. Un dialogue vif, elle a rencontré un fort succès et de nombreuses répliques en sont devenues proverbiales. J'ai lu LA BIBLIOTHÈQUE...

le 21 déc. 2012

1 j'aime

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 11 nov. 2021

20 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

20 j'aime