Petit patelin endormi à une heure de la plus proche agglomération, Lensil ne dépare pas au milieu des plaines mornes. Au village, on semble peu concerné par ce début des années 80, où la rigueur remplace l’espoir né avec l’élection de François Mitterrand. La population vaque à sa routine, troquant le dynamisme contre une sourde neurasthénie. La jeunesse s’ennuie, frappée par un destin ne lui laissant guère de choix autre que celui d’endosser les habits gris de ses aînés. Les adultes continuent d’entretenir l’illusion d’une France heureuse, comme une force tranquille flirtant avec l’inexorable déclin. Et, pendant ce temps, une pourriture insidieuse mine les fondations de la petite communauté. Une mycose lente et irrésistible dont les manifestations verruqueuses suscitent surtout l’indifférence. Jusqu’au jour où une fillette disparaît. Très vite, on s’émeut, on bat la campagne pour la retrouver, ne découvrant qu’un charnier composé de tous les chats disparus récemment. Les signes de mauvais augure s’accumulent pendant que des lointaines puissances économiques et politiques complotent un avenir plus divertissant — mais la solution à tous ces maux se trouve sans doute ailleurs. Dans une boîte noire décorée d’une corneille blanche renversée. Une boîte qui attend qu’on soulève son couvercle pour voir tous les possibles s’effondrer en une seule réalité. Peut-être sous la forme d’un parc à thème, déclinaison grandeur réelle de l’univers d’un jeu de rôle immersif. Ou alors sous une forme plus sinistre, voire cauchemardesque.


La lecture de Pur, le précédent roman d’Antoine Chainas, n’avait guère suscité l’enthousiasme. À vrai dire, un ennui insidieux prévalait, au point de classer ce texte d’inspiration ballardienne parmi les ratés de l’auteur. Empire des chimères s’inscrit clairement à un autre niveau, marquant le retour de Chainas à son meilleur. Avec ce roman de plus de six cents pages, il nous immerge dans un univers gigogne où réalité et simulacre de réalité s’imbriquent de manière inextricable. Empire des chimères joue en effet sur plusieurs registres, usant des codes du roman noir, du thriller, de la politique fiction et d’un fantastique teinté de science-fiction, pour brouiller les pistes et déstabiliser le lecteur. S’amusant de la porosité des frontières entre les genres, Chainas nous manipule, sème les indices horrifiques au cœur d’une intrigue futée dont le point focal demeure cette mystérieuse boîte au contenu indéterminé influant sur le destin des uns et des autres. Boîte de Pandore ou de Schrödinger ? Sans doute un peu des deux, et peut-être même bien davantage. L’auteur ne rechigne pas ainsi à invoquer le ban et l’arrière-ban de la mythologie et de la science pour bousculer les certitudes, suscitant le malaise et l’angoisse à grand renfort de métaphores organiques, de champignon invasif, de moisissures et autres signaux d’alerte néfastes. Ces manifestations méphitiques nourrissent une atmosphère délétère, propice à toutes les folies criminelles, où le prosaïsme du quotidien reflète le scénario d’un jeu de rôle imaginé par un créateur devenu fou et un écrivain de science-fiction n’étant pas sans évoquer un certain Philip K. Dick.


Mais Antoine Chainas ne se contente pas de perdre le lecteur dans un univers singulier et inquiétant. Sous le roman de genre affleure un propos plus politique, dans la meilleure acception du terme, celle qui évite de verser dans le militantisme. Ce début des années 80 qu’il choisit comme contexte, incarne en effet une période de désenchantement où la Gauche change d’avis au lieu de changer la vie. C’est aussi celle de l’accélération de la mondialisation, entraînant le village France, peuplé de Gaulois déjà réfractaires, dans une concurrence acharnée avec le reste du monde, pour le meilleur d’une société post-industrielle confinée dans l’illusion consumériste. Mais aussi pour le pire, c’est-à-dire la dilution du lien social et la mise à l’encan de l’environnement. Traversé par des personnages lumineux, tel ce garde-champêtre opiniâtre au passé ne passant pas, cette adolescente gothique pleine de courage, ou encore cette vieille institutrice marquée par le deuil, Empire des chimères recèle également son comptant de médiocres et de monstres mémorables.


Bref, on est bien content de retrouver Antoine Chainas avec un roman ambitieux alliant le plaisir des mauvais genres à une réflexion sur le monde tel qu’il va mal. À découvrir, assurément.


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leleul
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le 11 juin 2020

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