Ahmadou Kourouma, auteur africain, se fait ici conteur. Sous le verbe du griot, il narre à travers ce roman la biographie d'un dictateur en fin de course, lui remémorant son impressionnant parcours des montagnes où il vivait enfant, nu, au seuil annoncé de sa carrière après trente ans de règne, où la démocratie s'organise en son pays. 


Un parcours mythique et mystique,



parsemé de magie et de légendes, de protections divines et de métamorphoses. Un récit traditionnellement ponctué de proverbes, dé métaphores à méditer dans une structure de veillées quasi mortuaire. Et derrière le conte, Ahmadou Kourouma évoque



la terrible déroute d'un continent



incessamment spolié depuis quatre siècles et laissé à l'abandon à l'aube de ses indépendances. En Attendant le Vote des Bêtes Sauvages honore l'Afrique ancestrale - tout dans la forme nous ramène à une forme de sagesse mesurée, calibrée - tout en se faisant plaidoyer pour l'éducation réelle de ses populations, comme si derrière le portrait cinglant, l'auteur continuait de croire en l'homme. C'est un roman enchanteur – ampoulé de quelques longueurs – à la fois humoristique, caustique, et exigeant par-dessus le désenchantement. Volontaire.


Alors oui, il est nécessaire pour aller au bout d'adhérer à la forme. 
Six longs chapitres, six longues veillées d'une histoire qui nous mène des origines du dictateur, sous les auspices favorables d'un Coran puissant et d'une pierre magique, à sa destitution, en passant par tous les exploits et tous les hauts faits qui jalonnent sa légende : jeune garçon intrépide très tôt repéré pour intégrer l'élite des lutteurs du village, maître-chasseur hors pair au palmarès à faire blêmir le Guiness Book des Records, stratège politique aussi patient que colérique, bénéficiaire d'un coup d'état à la faveur des opportunités créées, petit frère honoré par les conseils de ses collègues du continent. Ténacité, férocité, le bonhomme s'impose, omniprésent malgré son silence retenu tout au long des rappels qui lui sont énoncés,


ogre gargantuesque entre les lignes du récit.



Ahmadou Kourouma en joue à merveille où le verbe du griot et de son assistant titille, critique, pointe et souligne les erreurs, les échecs, les défaillances, en sachant toujours garder sourire, minimisant le pire pour glorifier la personne : malgré l'ampleur sociétal du récit, le ton reste jovial. Bonhomme justement. Le griot fait la leçon tandis que l'auditoire se fait humble, se laisse pénétrer.



 Il y a dans la vie de chacun de nous des mots qu'on regrettera
toujours d'avoir prononcés, des mots qu'on n'aurait jamais dû sortir,
des mots qu'on aurait dû avaler : les mots qui changèrent notre
destin. 



Quelques longueurs, de nombreuses références à une mystique de pacotilles où se mêlent les gris-gris et les talismans, une sourde répétition de 


proverbes à la poésie éléphantesque,



et la déclinaison litanique et aventureuse d'une existence vorace glorifiée au seul orgueil de celui qui l'écoute, la forme ancestrale du livre a ses défauts. Mais derrière, Ahmadou Kourouma développe avec envie et méthode la caricature acide de tous ceux qui se sont proclamés présidents sur le continent sans jamais gouverner ni éduquer. Derrière l'affable fable exotique, l'auteur construit son discours avec l'envie de partager, d'expliquer, de réfléchir au-delà de l'instant, avec tout le recul de centaines de générations nourries de ce mysticisme animal ancestral, gavées de croyances en d'autres forces que les leurs propres, pétries d'une ignorance sauvage, bienheureuse lorsqu'il s'agissait de vivre en petites communautés mais obsolète face à l'inexorable mondialisation au cœur de laquelle l'Afrique se laisse exploiter.



 Les plus grandes œuvres littéraires humaines dans toutes les
civilisations resteront toujours des contes, des fictions. Après tout,
que sont la Bible, le Coran et les autres textes fondamentaux des
civilisations de l'écriture, des grandes civilisations, des
civilisations éternelles ? Que sont-ils ? Enfin, que nous
apprennent-elles, les grandes histoires religieuses et littéraires ?
Une vérité et toujours la même vérité. Un homme se réalise pleinement
et devient un thaumaturge dès qu'il se libère du distinguo entre
vérité et mensonge. 



En Attendant le Vote des Bêtes Sauvages est un roman surprenant, où le voyage est assurément au rendez-vous et au cœur duquel il faut se laisser pénétrer, par-dessus la forme, pour y prendre le plaisir hypocrite du griot conteur qui tait habilement ses requêtes pour des générations futures sous l'improbable suite des exploits de son auditeur flatté. Ahmadou Kourouma souligne les extrêmes : de la bêtise populaire du continent à l'intelligence constructive et dynamique latente, encore aujourd'hui contenue par l'avidité de quelques individus gras de leur égocentrisme aveugle et avare. Le constat est amer, évidemment. Le ressentiment envers les colons aussi puissant que celui envers les incapables armés qui prétendent au pouvoir pour ses fastes et poursuivent l'esclavagisme de leurs prédécesseurs. Mais l'atmosphère mystique reste, formant 


l'aura d'un peuple habité, affamé d'espoir



et parfaitement capable de développement si tant est qu'on lui en laisse l'occasion en toute confiance.

Matthieu_Marsan-Bach
7

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Créée

le 19 janv. 2019

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