Re-re, Saint Paul et l'autre grosse brêle d'Harrison.

Tel est le résumé lapidaire que l'on pourrait proposer de ce fantastique livre de Geoff Emerick, ingénieur son des Beatles qui nous partage sa vision privilégiée du plus grand groupe des années 60.


Ce "En studio..." est un témoignage unique bien plus prenant que le trop long - mais néanmoins fascinant - documentaire Get back de Peter Jackson qui bien qu'ultra généreux prend soin de pas trop exposer l’acrimonie bien réelle qui existait entre les 4 musiciens durant les séances d'enregistrement.


Emerick nous plonge au cœur des bandes qui ont fait la légende du duo Lennon-McCartney. Alors tout jeune apprentis, il se retrouve lors de son premier jour de boulot à bosser avec le groupe de Liverpool qui en est à ses tout premiers succès. Encore loin de bouleverser la planète et l'histoire de la pop musique, il ne s'agit pour l'heure que de 4 types de son âge, déconnants mais excessivement bosseurs. Des lads qui s'amusent de codes de l'institution EMI, des ingés guindés en blouses blanches et des vieux messieurs à leur tête, plus calés en sonates qu'en rythme and blues.


Il détaille en quelques pages son parcours, de la naissance de sa passion pour la technique d'enregistrement, de sa chance d'avoir été engagé par George Martin et de sa première rencontre avec les légendes d'Abbey Road. Ce livre se différencie des autres biographies laudatives et du documentaire de Jackson en ce sens qu'il rend justement hommage au génie des Beatles - et au sien également - mais il ne les considère pas pour autant comme des Dieux vivants. Il les a trop fréquenté pour ne pas se rappeler de leur petitesse inouïe à certains moments.


Ainsi la première rencontre nous dépeint Paul comme cordial et même amical, Lennon indifférent, Harrison hautain, et Ringo en retrait. Mais 10 ans plus tard, Emerick pourrait dresser le même portrait des 4, Lennon étant juste plus antipathique qu'autre chose (ou bipolaire), Paul toujours amical mais plus soucieux, Harrison encore plus sûr de lui et... Ringo toujours en retrait.


"Faites moi sonner comme le dalai lama psalmodiant depuis le sommet d'une montagne lointaine"


Avant d'être accepté par ces mecs aussi exigeants envers eux mêmes qu'envers les autres, Emerick a du faire ses preuves, et répondre aux attentes et à des directives surprenantes : "Faites moi sonner comme le dalai lama psalmodiant depuis le sommet d'une montagne lointaine", voilà le type de consigne déconcertante soumise par Lennon avant d'enregistrer Tomorrow never knows, le titre le plus psyché des Beatles.


Avec un certain courage, il va souvent s'affranchir des protocoles internes du studio, créer des installations et contribuer au son qui sera la marque de fabrique du groupe. De Revolver à Abbey Road, les Beatles ont l'image d'un groupe qui a toujours repoussé les limites techniques d'enregistrement, tout en enrichissant leur musique d'instruments rarement employés dans la pop musique, de partitions orchestrales ambitieuses avec l'aide G. Martin et de ces fameux Re-re, dont Emerick nous parle tout au long du livre.


Et si les enregistrements de Revolver, et de Sergent Pepper sont des rêves éveillés malgré la pression et la charge de travail, c'est grâce à l'osmose qui régnait au sein du groupe. Chaucun étant tourné vers le but commun de faire le meilleur disque possible, chacun étant libre de s'essayer les idées des autres sans désir de tirer la couverture sur lui. Les choses vont s'envenimer comme chacun sait à cause des drogues (période Magical Mystery Tour) et de ce foutu voyage en Inde au près d'un gourou foireux.


Avant ça, les Beatles s'aimaient et se respectaient. Les pages décrivant les sessions de "A day in the life" ou de "strawberry fields for ever" sont vraiment magnifiques, et on a presque le sentiment d'avoir assisté à ces très longues répétitions ou chacun apporte sa pierre à l'édifice dans une excitation générale.


Et les portraits de ces musiciens de génie se font plus précis à mesure que les mois passent, et il ne fait guère de doute qu'Emerick est un homme de Paul, même s'il s'en défend un peu par moment. Il loue le talent musical de McCartney et son travail, qui est certain, et salue le génie exceptionnel de Lennon, moins bosseur, moins intéressé par la technique, mais qui est capable d'écrire une mélodie éternelle en 5 minutes. Le leader des Beatles à l'humeur changeante, il peut se montrer farceur et altruiste, et en quelques minutes son visage va s'obscurcir avant de laisser place à un musicien angoissé et agressif.


Emerick est en revanche bien moins élogieux envers Harrison... Et c'est presque un running gag tout au long du livre, à chaque fois qu'il s'attarde sur le travail ou l'attitude de Georges Harrison, c'est pour le plomber dans les grandes largeurs. Il n'oublie jamais de préciser que George rate son solo, qu'il apporte une chanson de merde dont les autres ne savent pas quoi faire, ou qu'il met 5 h pour enregistrer un solo que Paul fera en 5 minutes et en mieux.


C'est presque systématique et ultra comique. Je n'ai jamais vu un témoignage aussi à charge sur un Beatles. Emerick sera tout de même plus admiratif du travail d'Harrison au moment de parler d'Abbey road, mais pendant 300 pages, le pauvre Georgie en prend plein la gueule et on a un peu l'impression qu'on est devant un pur escroc. A sa décharge, il ne doit pas être évident de s'imposer devant un tel tandem de compositeurs-interprètes. N'importe qui nourrirait de sérieux complexes...


The end.


Les choses se gâtent donc sur l'album blanc, au point qu'Emerick, va quitter les séances à mi-parcours tant l'ambiance est pourrie ... et tant Lennon est infect. Il a imposé durant les séances l'artiste japonaise Yoko Ono, qui ne dit rien mais dont la présence met mal à l'aise tout le monde.


Chacun bosse dans son coin, et les rares fois où ils jouent ensemble c'est pour accoucher de jams interminables. Assez fou que cette ambiance délétère débouche sur un album aussi fantastique. Il en sera de même pour Let it be, bien qu'Emerick ne soit pas présent ens tudio, il a des échos épouvantables des séances - ce qui entre un peu en contradiction avec le documentaire Get back, puisque la relation Lennon-McCartney n'y semble pas si ébréchée que cela. Harrison en revanche a bien quitté le groupe brièvement comme nous l'avons tous vu.


Si le livre d'Emerick donne une meilleure immersion que le documentaire de Jackson, c'est en raison des petitesses étalées ici et là qui rendent plus vivantes et moins parfaites l'image du groupe. Quand les Beatles tombent le masque et ne se sentent pas observés par une caméra en somme. Ainsi le passage dans lequel Harrison observe Yoko Ono de loin, alitée, qui rampe pour aller taper un biscuit dans la boite personnelle du guitariste et qu'il s'écrie "LA SALOPE" est hilarant. Un musicien millionnaire qui s'émeut d'un geste aussi anecdotique a sa place dans un épisode de Curb your enthusiasm.


Car la bouffe est un sujet très sensible chez les Beatles, il en ressort quelque chose de profond. Ils ne partagent jamais leur repas ensemble, ni avec les techniciens, mais se permettent d'aller piocher dans leur assiette sans la moindre vergogne.


George Martin étant obligé de cacher à la hâte une tablette de chocolat quand Lennon débarquait dans la cabine de mixage, car ils savaient qu'il va l'embarquer avec lui. Et ce mépris constant envers le petit personnel de Lennon est assez stupéfiant, à une époque où lui, l'humaniste qui incarnait la coolitude et le non respect des conventions, lui l'auteur du manifeste pacifiste ultime, qui chantait l'amour, la paix et l'égalité en les hommes, n'hésitait pas à rabrouer méchamment un type qu'il connait depuis des années parce qu'il ne se plie pas à des exigences stupides ou se permettait de lui piquer son flan à midi. C'est un véritable mystère, cette différence entre les discours et les actes.


Emerick n'élude pas le froid qu'il a eut avec les Fab four à cette période, mais son talent d'ingénieur était tel que ces musiciens sur le toit du monde n'ont pas trouvé meilleur collaborateur dans les autres studios londoniens qu'ils aimaient fréquenter, et c'est naturellement vers lui qu'ils se sont tournés au moment de la construction de leur célèbre studio Apple (qui a viré en eau de boudin). Le passage sur un parasite du nom de Magic Alex pote de Lennon est assez amusant. Lennon était un génie sur bien des aspects, pouvait être d'une naïveté confondante concernant les relations humaines, et ce Alex a su en tirer profit.


Après la séparation des Beatles, l'expérience n'est pas terminée pour autant car Emerick raconte l'incroyable enregistrement de l'album "Band on the run" de McCartney à Lagos Nigeria. Je préfère ne rien divulguer concernant cet épisode mais il y a matière pour faire un film. Un grand moment du livre.


En studio avec les Beatles est un livre indispensable pour tout fan du groupe.

Negreanu
9
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Créée

le 6 avr. 2022

Critique lue 82 fois

3 j'aime

Negreanu

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