Un américain peu tranquille
Ambrose Bierce qui vécut activement la fin de la période épique des Etats-Unis dans la seconde moitié du XIXème siècle, y développa un esprit corrosif, se signalant par son indépendance d'esprit. Forme d'esprit peu conciliable avec la montée de l'intérêt marchand et la logique capitaliste. Aussi, alors qu'il approchait les 70 ans, en ce début du XXème, il quitta subitement logis et famille pour rejoindre les troupes de Pancho Villa et la révolution mexicaine. Il y disparut d'ailleurs sans laisser plus de traces. On retrouve dans ces fables, l'humour désabusé précédant cette disparition. Ainsi de cette fable introductive :
Le grand principe et l'intérêt matériel
Un grand principe rencontra un jour un intérêt matériel, sur un pont trop étroit pour qu'ils pussent s'y croiser.
- Allonge-toi, chose vulgaire! tonna le grand principe, que je puisse passer sur toi!
L’intérêt matériel se contenta de fixer son interlocuteur dans les yeux, sans dire un mot.
-Bon, dit le grand principe après une hésitation, tirons au sort qui de nous deux laissera le passage à l'autre ...
L'intérêt matériel resta silencieux, et ne baissa pas le regard.
-Dans un souci d'apaisement, reprit le grand principe - de plus en plus mal à l'aise - je m'allongerai donc moi-même, et c'est toi qui passeras sur moi.
L'intérêt matériel retrouva alors sa langue qui, par une heureuse coïncidence, se trouvait justement dans sa bouche :
- Je ne suis pas sur qu'il vaille la peine de te passer dessus, dit-il. Je suis un peu délicat des pieds. Et si tu passais, tout simplement, à la nage ?
Ainsi fut fait.