Fonds perdus
7.5
Fonds perdus

livre de Thomas Pynchon (2013)

Comment on fait là ? On essaye de lire ce bouquin pour ce qu’il est ou pour de qui il vient ? Car ce n’est pas trop une question d’honnêteté, tant l’écart est béant : sur la même voie que déjà Vice caché, Fonds Perdu s’éloigne toujours plus de tout ce qui fait le génie de Pynchon. On dirait presque qu’il a écrit ce bouquin pour prouver ce qu’il serait s’il n’avait pas été Pynchon. Un bon écrivain, quoi. Juste ça, pas plus. Notons que c’est déjà beaucoup, et que si tout le monde était à ce niveau d’écriture, on serait des coqs en pâtes. Genre super livre de plage avec en plus du style, de l’humour, du suspens et de la réflexion. Mais alors qu’est-ce qu’il manque ? Ben je vous dis, il manque Pynchon ! Sa façon unique de tout brouiller, de tout flouter, de tout brasser, d’alterner l’épique, le trivial, le scientifique, et de creuser dans cette matière bouillonnante des niches où soudain éclosent et meurent des fleurs d’émotion et de mélancolie.


Y a t-il une leçon cachée dans tout ça ? Pas forcément… Mais ce « pas forcément » est justement la marque de fabrique de Thomas, non ? La preuve qu’aucune certitude ne sera jamais plus attrayante qu’un vague nuage de doutes. Qu’il suffit de poser une question pour que les choses s’enveniment et prennent vie, sans entrainer pour autant la moindre réponse. Les enquêtes forment toujours le coeur des romans de Pynchon, forets de symboles façon Baudelaire, jungles façon Conrad, où ne comptent que les faux-semblants naissant du contre-jour ambiant. « Pas forcément », c’est l’autre façon chez lui de dire « peut-être » !


Alors partons deux secondes en quête d’indices… Vice caché pouvait passer pour une pochade, une vision psychédélique d’une époque bénie, les années 70, et révolue. Mais souvenons-nous du roman juste avant ça, Vineland : dix ans plus tard, les années 80 : l’arrivée du numérique, la disparition de l’argentique signait la mort d’une certaine mémoire et partant d’une certaine histoire. Pynchon, lui, on le voit est un arpenteur (oui comme Mason et comme Dixon), sa mémoire est sélective, elle a horreur du piqué HD et des pixels, elle n’a foi qu’en ces choses désormais abolies : le grain et le bruit. Pynchon ne relaye pas, il revient. Le temps est vu toujours chez lui quantiquement, fameux principe d’incertitude. Et cette fois donc, dès la première phrase, on sent le coup de trafalgar : New York, printemps 2001. Pas la peine d’être grand clerc pour comprendre dès le seuil qu’on va se prendre deux tours jumelles sur la tronche. Et savoir par la même occasion que toutes les hypothèses qui seront ouvertes seront comme des falaises sur le vide intersidéral, celui justement qui hante le Deep Web/ trou noir du livre. Mais voyons voir (même s’il fait nuit, nuit de poussières et de gravats) : tout est parfaitement présent pour faire de Fonds Perdus un grand roman pynchonien ! Qu’il n’ait pas lieu est peut-être une simple erreur d’aiguillage, une perte de souffle, un coup pour rien. Mais pas forcément… C’est peut-être tout au contraire la dernière façon, la plus pure, la plus désespérée, de rendre de façon romanesque la leçon autrefois étalée au grand jour par Baudrillard : en se vouant corps et âmes aux simulacres de l’informatique, les hommes ont tué la réalité, et c’est un crime parfait, dont la première victime, collatérale, est le roman.

Chaiev
8
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le 29 juil. 2016

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