Michel Foucault est aujourd’hui, de tous les intellectuels, le plus cité au monde dans le champ des sciences humaines. En 1975, il se rend en Californie pour y donner une série de conférences universitaires à Berkeley. Il y rencontre le jeune historien Simeon Wade, qui le convainc de prendre part à un trip dans la Vallée de la Mort. Ce séjour halluciné – et hallucinant ! – est minutieusement retranscrit par Wade, qui refuse pendant plus de quarante années de publier son manuscrit, jugé trop sulfureux. La parution de Foucault en Californie permet de se plonger dans ce récit, rédigé comme un roman, et de découvrir les dessous d’une rencontre incroyable.


« J’expérimentais. Je voulais voir comment l’un des esprits les plus éminents de l’histoire réagirait à une expérience inédite pour lui : absorber une dose appropriée de LSD thérapeutique dans un cadre désertique extraordinaire et y ajouter diverses sources de plaisirs. » Cette « expérience transcendantale », Simeon Wade la relate par le menu. Ciel étoilé, bercés par Chopin, Ives ou Stockhausen, affectés par le LSD, l’alcool et l’herbe, son compagnon Michael Stoneman, le philosophe Michel Foucault et lui passèrent deux jours et une nuit dans la Vallée de la Mort, entre extase et name-dropping. Pour le lecteur, l’intérêt est double : découvrir, avec l’intensité d’un texte littéraire, ce que l’intellectuel français a décrit comme l’une des « expériences les plus importantes de [sa] vie », mais aussi prendre le pouls d’une époque et d’un milieu donnés. Dans une retranscription clinique des événements, Simeon Wade nous convie en sus à des parties de ping-pong verbales, au cours desquelles Michel Foucault délivre toute une série de jugements définitifs sur ses collègues ou sur les grands artistes d’alors.


On découvre ainsi un Foucault davantage intéressé par le cinéma que par le théâtre, et admirateur de Polanski, Hitchcock, Fellini ou Antonioni. À l’inverse, Godard sera quant à lui qualifié de « connard politique » dans une formule qui a l’avantage de ne pas s’embarrasser d’ambiguïté. Michel Foucault goûte manifestement peu la langue de bois et va verbaliser de nombreuses réflexions. Il dit regretter le « dogmatisme idéologique » et l’« esprit partisan » qui régnaient alors en France. Il argue que Sartre a une compréhension très limitée de l’histoire et que Lévi-Strauss, taxé de « conservateur », gagnerait à moins écrire et à sortir davantage de son bureau. Il s’intéresse surtout à Gramsci pour son statut de dissident marxiste. Magritte, vis-à-vis duquel il semble nourrir une certaine admiration, l’intrigue beaucoup. À bien des égards, le texte de Simeon Wade constitue un portrait en actes : c’est Michel Foucault discourant à tout sujet, échangeant avec des étudiants, lisant les Quatre quatuors de T.S. Eliot dans un état second ou donnant une conférence académique « en descente ». L’éclairage apporté sur l’intellectuel est à cet égard inédit et passionnant. Mais sur le plan réflexif, les frustrations s’accumulent : les discussions rapportées sont parcellaires, anecdotiques ou décousues. Même quand Michel Foucault évoque les homosexuels et leur émancipation, on reste à la surface des choses.


Qu’importe, Foucault en Californie n’a pas pour ambition de s’ériger à la hauteur des écrits de Michel Foucault. L’ouvrage s’articule tout entier autour de l’idée de rencontre, de l’état extatique, du caillou qui révélerait la montagne (ou, à tout le moins, l’une de ses faces cachées). Le Foucault de Simeon Wade est bavard, amusant, passionné, excessif, intime. Ce n’est pas le savant studieux, l’écrivain révolutionnaire ou le professeur didactique, mais bien l’expérimentateur qui fume une herbe importée d’Amsterdam avec ses élèves. Une herbe qu’il a reçue en compensation d’un passage à la télévision hollandaise. Une herbe qu’il a baptisée, par commodité, « l’herbe de Chomsky ». Pour comprendre Foucault, il faut en passer par ce portrait en situation. Et d’ailleurs, intrinsèquement, par son souffle libérateur, ce Foucault en Californie ne pourrait-il pas s’inscrire dans les pas de la Beat Generation ? On n’est pas loin de le penser.


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Cultural_Mind
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le 14 févr. 2021

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