Ce texte, à la fois inclassable et évident, à la fois élitiste et universel, qui se veut le portrait structural de l'amoureux.se et de son langage (ce sur quoi je ne m'étendrai pas, car Barthes l'a dit, et d'autres l'ont dit dans leur critique), est aussi, ce me semble, une sorte de manuel anthologique de l'amour.


Pas au sens où, en lisant ce livre, on apprendrait comment, pourquoi, ou quand aimer ; pas du tout. Plutôt au sens où, si vous voulez savoir si vous êtes amoureux.se passionné.e, si vous êtes dans l'énamoration (comme dit Barthes), ouvrez ce livre : s'il vous laisse glacé.e, indifférent.e, ou au pire ennuyé.e, alors vous n'aimez pas ; mais si sa lecture fait surgir en vous les images, obsédantes et obséquieuses, d'un être, alors vous êtes en amour. C'est une anthologie de votre identité amoureuse, qui n'explique pas l'amour, mais qui explique qui vous êtes quand vous aimez, qui dissèque votre intériorité la plus profonde et la moins avouable, la plus unique et la plus banale car partagée avec tous les sujets amoureux de la terre.


Manuel, alors ? Manuel de poésie, peut-être. Car si l'énamouré.e cherche l'inspiration poétique, il/elle n'aura qu'à ouvrir les Fragments pour y trouver de l'eau, de la matière brute pour oeuvre poétique ; et même pire, de l'analyse a priori de tous les poèmes qu'il/elle a écrits par le passé, ou n'a pas encore écrits. Au fond, les Fragments d'un discours amoureux ne sont pas qu'une compilation des états universels du sujet amoureux ; ils sont aussi, par leur forme d'abécédaire, par leur style, par leur forme (telle par exemple qu'on peut la voir sur la quatrième de couverture), déjà une composition poétique en soi. Cette oeuvre réussit à être à la fois une description implacable, clinique (comme une dissection) de l'intériorité de l'amoureux.se, et à la fois de la poésie. Vous lisez ce livre, c'est beau, vous frissonnez ; pas seulement par les multiples références (littéraires, psychanalytiques, philosophiques) et les quelques citations soigneusement choisies intégrées au livre (comme celle du titre de ma critique, citation de Jean de La Croix), mais aussi parce que, bordel, c'est beau. C'est beau parce que ça dit le vrai, ça nous perce à jour et donc ça nous frappe ; c'est beau parce que la forme aphoristique permet à la formule d'être saisie comme un court poème, d'être lue à l'unité, de se suffire à elle-même ; c'est beau parce que l'aphorisme inscrit dans tout le livre crée un portrait absolu de soi-même comme sujet aimant, en saisissant le précis, le minuscule, le fugace, pour à la fin nous avoir saisi.e.s dans ce qui prend le plus de place dans notre vie mais dont on ne parle jamais car aucun discours philosophique ou politique ne peut s'en emparer. En fait, pour résumer mes foutraques remarques précédentes, ce livre est à la fois en amont de la poésie, poésie, et en aval de la poésie.
En amont parce que si je veux faire de la poésie, j'ouvre le livre et je prends une phrase qui sera la substance de mon expression amoureuse.
Poésie, parce que comme je viens de le dire ce texte est, en soi, beau. Il mériterait une analyse littéraire : comme il permet de dire le sujet amoureux qui se prend pour un poète, réciproquement, on peut le lire comme de la broderie poétique du sujet amoureux.
En aval de la poésie, parce que je peux analyser tout poème à l'aune de ce livre, qui me donne toutes les clefs pour analyser le JE lyrique.


C'est presque indicible ; il m'est d'ailleurs impossible (et je ne suis visiblement pas la seule) de critiquer ce livre sans me faire un peu poétesse. Je crois que ce livre épouse en fait, par sa forme même (par sa rédaction à la première personne (le JE amoureux universel), par sa manière de contourner l'amour en énumérant les caractéristiques de ce JE, tout en appuyant très fort là où ça fait mal), son sujet : un sujet clairement circonscrit mais qui tend toujours à fuir (car qui veut être pris en flagrant délit de délire amoureux) ; c'est l'insaisissable pris traîtreusement à pleines mains.


Bref, c'est un livre qu'il faut avoir dans sa bibliothèque et qu'il faut ouvrir de temps en temps, pour se ressouvenir des plaisirs et des terreurs de ses émois.

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le 27 avr. 2020

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