La vie est diverse. Nous bravons l’averse.  C.Magny/ V.Hugo

La permission/la préface :


Gilles, dans la première moitié du roman, enchaîne les conquêtes amoureuses sans véritablement se fixer, galopant tel un cheval furieux d’une femme à l’autre. Je passe sur les remarques antisémites et misogynes qui parsèment le roman, j’étais prévenu en achetant le bouquin, c’est un collabo de l’entre-deux-guerres, un paria, un salaud dont la plume fait foi de son génie littéraire, si génie il y a, et manifestement il y en a. Les salons qui sont dépeints sont assez forts de café, on y parle de communisme et de politique en général, avec une pointe de mauvaise foi. Le fond du roman s’intéresse surtout à cette enfilade de femmes (Myriam, Alice, Dora) qui sont toutes trois différentes sur plein d’aspects : l’âge, le tempérament, etc. Le style général du dessin féminin est assez édifiant par sa misogynie. Mais on croit en ces femmes, la pauvre Myriam — juive, je précise — est mal traitée par Gilles, le héros se montre odieux envers elle, multipliant les mufleries, jusqu’à se faire casser la gueule par l’amant de Myriam. (Myriam qui s’était consolé de son absence au front avec un militaire, étrange écho avec le héros lui-même soldat). Mais est-ce vraiment un héros ? On ne compte plus les anti-héros au XXᵉ siècle en littérature française. (Bardamu, Roquentin) Mais Gilles se pose là. Je remarque au passage que les pensées foncièrement antisémites sont corroborées par le père adoptif de Gilles, qui voyait d’un mauvais œil le lien qu’entretenait Gilles avec Myriam, la juive « argentée ». (Il faut toutefois nuancer, puisque le personnage méprise l’antisémitisme, pour en rajouter une couche deux lignes plus loin nonobstant)

« Par un soir de l'hiver de 1917, un train débarquait dans la gare de l'Est une troupe nombreuse de permissionnaires. Il y avait là, mêlés à des gens de l'arrière, beaucoup d'hommes du front, soldats et officiers, reconnaissables à leur figure tannée, leur capote fatiguée. L'invraisemblance qui se prolongeait depuis si longtemps, à cent kilomètres de Paris, mourait là sur ce quai. Le visage de ce jeune sous-officier changeait de seconde en seconde, tandis qu'il passait le guichet, remettait sa permission dans sa poche et descendait les marches extérieures. Ses yeux furent brusquement remplis de lumière, de taxis, de femmes. "Le pays des femmes", murmura-t-il. Il ne s'attarda pas à cette remarque ; un mot, une pensée ne pouvaient être qu'un retard sur la sensation. »

L’incipit ne paye pas de mine, mais c’est par la suite que l’on est accroché, hypnotisé en quelques sortes.

Stendhal est très présent dans les premiers moments et aussi par la suite. J’entends par là que le style froid, ciselé et avare de périphrases de Drieu La Rochelle ressemble beaucoup à celui de cet auteur (cf. Le Rouge et le Noir)

« Il parle de révolution, mais le seul acte intéressant, c'est de descendre avec un revolver dans la rue et de tirer sur n'importe qui, jusqu'à extinction »

: il y a là une référence directe à Gide (l'idée d'un « acte gratuit » commis par l’adolescent Lafcadio dans Les Caves du Vatican). C’est la seule occurrence d’une référence à Gide pour le moment.

J’ai mis un certain moment à m’adapter à ce style glacé, où ne transparaît que très rarement un  flot dément de sensualité charnelle. J’ai lu la préface au bout de 100 pages de lecture entamée. On y reconnaît la prétention ainsi que la haute idée que Drieu se fait de lui-même. Cela dit, il est à noter que Drieu doute de sa postérité et reconnaît, en une grimace, que Montherlant le dépassera post mortem. Heureusement ici, contrairement au très fabriqué Aurélien d’Aragon, tout n’est pas plongé dans un post-romantisme de pacotille, en poème maquillé de romanesque, où les histoires d’affaires et de politique polluent les trames amoureuses ; non, ici c’est tantôt un magma opaque et étouffant de conversations chaotiques, tantôt un clair et incisif voile de réalisme et de vive lucidité. Car les rapports de jalousie et de revanche sont malheureusement chose commune et combien vénéneuse. Si, selon Gilles, on n’écrit que parce qu’« on n’a rien de mieux à faire », on remarque que le personnage écrit peu, voire pas du tout. Le féminisme est quant à lui « forme la plus fâcheuse de la prétention moderne ». (On repassera pour les women studies sur Drieu La Rochelle.) Gilles n’a pas l’air de comprendre les femmes, ou en tout cas les femmes qu’il côtoie (qui sont avant tout des individus à part entière et non pas « les femmes », not to generalized). Il les utilise à des fins pécuniaires, sexuelles, il les objective le plus souvent sans chercher l’être qui respire sous le corset. Au bout de la page 100, je reconnais un changement dans ma lecture : cela devient plus fluide, je suis habitué à ce pavé lapidaire et monocorde de Drieu, je suis enfin entré dedans. Mais je me désole que le personnage principal soit si sot, ayant des qualités pourtant patentes ; on sent la poor self-awareness de Gilles. (faible conscience de soi, surtout en présence de ses pairs et de ses femmes).



« Tu as remarqué que les poètes sont quelquefois des imbéciles, fit-il. -Comment ? Oui, ils opposent le calme de la nature au désordre des passions. Tout ermite que je suis, je sais très bien que ce coin de terre n'est pas plus tranquille que ton cœur. »

Un moment, il fustige le manque « d’invention poétique » des historiens et, parfois, c'est les poètes eux-mêmes qui trinquent. Dans la préface, non pas historien ni poète, Drieu explique qu’il ne faut pas prendre son texte comme un roman à clés, et que la vie de l’auteur est étrangère aux chimères des brumes du roman.  Les personnages sont inventés, leur destinée aussi, faite de l’entrecroisement des péripéties, des vagues souvenirs effectivement vécus par tout auteur dont les écrits font corps avec l’expérience de sa vie, sa praxis. Quelle vie devait avoir Drieu, quelle santé, quelle gouape ce mec n’empêche. J’ai haussé les épaules de découragement lorsqu’il a comparé une de ses conquêtes à la Joconde, son sourire plein et universel, pauvreté face à Proust de sa connaissance artistique (ici en tout cas).

Lors de la première rencontre avec le personnage de Carentan (aux environs de 150 pages), je me suis frotté les mains en voyant enfin apparaître un personnage plus vrai que nature, plus entier par le verbe, plus carré et jovial, érudit et fantasque tout en étant manifestement un provincial très attaché au terroir. Cette voix qui sent le tabac, l’alcool. Affublé de sa servante « gigantesque » normande, bonasse, carrée elle aussi. L’homme, le père adoptif, Carentan, est prodigue de conseils et de sages paroles et aussi des conneries les plus noires, faut dire ce qui est. Alice est une respiration également. En tant qu’infirmière de quarante ans, elle apprend quelques tours à Gilles enferrés dans son mariage d’argent.

Pour conclure, je dirais que la première moitié de ce Gilles de Drieu La Rochelle est une sorte d’histoire de la vie de Casanova, ou plutôt l’histoire d’un homme quelque peu perdu dans sa vie et dans ses relations, qui rougit lorsque l’on lui parle trop proche de l’oreille, mais ne recule pas à séduire les dames. Une sorte de George Duroy, mais avec moins de prétention littéraire (contrairement à l’auteur).

La suite pour plus tard.


L'Elysée :

Dans la deuxième partie intitulée L'Élysée, on entre dans des magouilles politiques, des affaires de mœurs, un assassinat déjoué. En parallèle, le personnage de Gilles est bousculé par d’autres déboires amoureux avec Dora. Jusqu’au désespoir. Drieu abat ses cartes : "J’ai peur des femmes, j’ai peur des femmes." ( au moins c'est clair)


Tout cela aboutit à un simulacre de débat à la Dostoïevski. (comme il imita Proust et ses salons, leur aspect vain, il imite l’effervescence des débats chez Dostoïevski.) Le personnage du petit Paul, être maniaque et inexpérimenté, est touchant de vérité. Il existe des avatars d’Aragon et de Breton (Galant, Caël) qui se disputent le droit d’être les plus présomptueux l’un et l’autre. (volonté d’écraser toute hiérarchie et tout ordre bourgeois dans un galimatias surréaliste et anticonformiste de façade). Le tout incarné par un groupe nommé La Révolte.


Il finit par rejoindre la philosophie de son vieux maître Carentan : tout, selon lui, est pourri, en France, dans l’époque de malheurs post–Première Guerre mondiale.




L'Apocalypse/Épilogue


ça fait beaucoup à ce stade, en général les moins téméraires ont abandonnés la partie, je suis allé au bout, mais c’est long (fascisme, aventure espagnole).


Gros roman, beaucoup d'enjeux : stylistiques, narratifs, historiques, le but est atteint !


Sachadebonnaire
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le 1 juil. 2025

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