Le 23 mai 1992, les sismographes de la région de Palerme enregistraient une secousse évocatrice d’un tremblement de terre. Il s’agissait en fait de l’explosion de plusieurs centaines de kilogrammes de TNT placés dans un tunnel d’évacuation des eaux sous l’autoroute proche de la ville. Cosa Nostra venait d’éliminer le juge Falcone, tuant en même temps son épouse et trois gardes du corps, parmi les rares à encore oser demeurer aux côtés du magistrat qui, ayant vu tomber un à un ses compagnons de lutte contre la mafia, magistrats, procureurs et enquêteurs, se savait depuis longtemps « cadavre ambulant », « étoile morte », sa vie sous protection réduite à l’absence, « absence à lui-même » et « absence à la joie », et le condamnant à « souffrir par contumace, souffrir à moitié. Souffrir pour toujours. »
Cette existence en dehors de l’existence, l’écrivain et journaliste italien Roberto Saviano la connaît bien depuis que ses publications dénonçant les milieux mafieux lui valent de vivre lui aussi sous protection policière permanente. Réflexion sur le courage comme l’indique plus expressément le titre en italien, hommage appuyé à un devancier aux allures de frère d’armes et méditation sur l’engagement tragique de ceux qui s’investissent, par devoir et jusqu’au bout, dans cette « longue course de relais où, au moment de passer le témoin, chaque participant s’écroule par terre » mais qui constitue le seul rempart contre des organisations criminelles sapant les fondements-mêmes de la société, ce vaste ouvrage minutieusement documenté dont il est précisé en introduction que tous les faits et personnages ont véritablement existé est avant tout un document monumental rédigé par un vrai spécialiste du crime organisé en Italie, l’oeuvre colossale d’un journaliste qui, fort d’avoir méticuleusement reconstitué l’ossature de la vie et de l’environnement de Falcone telle qu’elle ressort des diverses sources historiques, s’est attaché avec toujours autant de réalisme et de rigueur à l’habiller de chair au moyen d’une mince couche romanesque comblant les trous et reconstituant les dialogues.
Avec la foule d’événements et de figures judiciaires, politiques et mafieuses qui s’égrènent au long de ses six cents pages couvrant une décennie de lutte contre la mafia, ses incessants allers-retours temporels remontant jusqu’en 1943 pour contextualiser le récit, enfin ses multiples chapitres brefs et hachés exigeant dans leur précision analytique une attention de tous les instants, ce pavé dense et ardu réserve au lecteur curieux, patient et concentré, le développement d’une narration en forme de tragédie grecque convergeant de signes en présages vers le destin funeste d’un héros véritable, quasiment auréolé d’un halo mythologique ou religieux dans son abnégation, sa détermination solitaire face au mal et sa situation de presque martyr lâché par tous quand la terreur l’encercle.
Très contenue, l’émotion n‘irrigue que très discrètement ce texte résolument rigoureux qui, au-delà de l’impressionnante et glaçante page d’histoire, se retrouve l’occasion d’une réflexion sur le courage, la solitude et la justice. Résolus à se battre jusqu’à la mort pour le droit et la défense de la société, Falcone et ses semblables furent une poignée de desperados de la justice à inventer une lutte collective où chacun savait qu’il ne ferait qu’un bout du chemin et devait se tenir prêt à passer ses dossiers au suivant quand il tomberait à son tour. Le combat n’est d’ailleurs pas terminé puisque l’auteur y joue lui aussi sa vie aujourd’hui.
Documentaire engagé d’une grande rigueur et précision analytique, cet ouvrage est un rare livre-monument, une stèle devant laquelle s’incliner dans un mélange d’effroi et de respect, mais aussi, par sa dénonciation des silences et complicités politiques et institutionnelles face au crime organisé, un puissant appel à la conscience collective.
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