Les récits sur l'enseignement ne sont pas légion. Les romans d'éducation ont eu leur moment de gloire, mais on n'en connaît plus beaucoup aujourd'hui. La plupart des récits sur l'école parlent de harcèlement et d'échec scolaire, du point de vue des élèves. Globalement, on peut sans grande crainte dire que les récits sur l'éducation sont désormais très sombres. On est bien loin de l'atmosphère lyrique du Cercle des poètes disparus, film qui a d'ailleurs fait plus de mal que de bien, ce qu'on voit bien au début de Grand Poisson : le personnage principal arrive, affublé de ses beaux diplômes, de sa jeunesse et de son amour pour la littérature, persuadé qu'il va réussir à transmettre la beauté de l'héritage classique aux élèves, et il va se prendre un à un les murs du réel.


La question du réel est bien l'un des enjeux centraux de ce roman. Les personnages présentés et les situations vécues rassemblent une bonne part des récits qu'on a pu lire ici ou là dans des témoignages d'enseignants. Bien sûr, cela m'a touché parce que j'y ai reconnu beaucoup de traits vécus par nous, les enseignants. le proviseur que personne ne voit jamais, pris dans une fuite permanente de ses responsabilités locales et attendant sa mutation dans un meilleur établissement ; le proviseur-adjoint souriant et efficace, qui tient l'administration un peu seul, mais est fuyant dès qu'il s'agit de régler des problèmes de comportement ; la CPE dépassée par l'immensité du travail à abattre, infaisable seule ; les AED qui s'épuisent et dont l'équipe, toujours en sous-effectif, tourne en permanence ; lycée qui tombe en ruine, où il pleut dans les classes ; l'équipe d'histoire-géo éclatée entre les réactionnaires et les marxistes ; les collègues blasés, ne croyant plus en leur capacité d'instruire ou d'éduquer qui que ce soit ; le besoin de se répandre en sarcasme sur les élèves pour compenser ses frustrations ; l'inspectrice qui ne sait plus quoi dire tellement le métier est de fait impossible ; les parents qui réclament, insultent, insinuent, refusent toute remarque sur leur divine progéniture ; et enfin, le ministre aussi vide qu'une poupée gonflable, assénant les stupidités en langage technocratique et proposant une énième réforme dont personne ne veut. Tous ces éléments normalement disparates, l'auteur les réunit en une seule oeuvre, satirique donc, recollant toutes les lignes négatives qui traversent l'éducation nationale pour mieux les rendre saillantes. L'atmosphère est celle d'une dystopie : tout le monde souffre, adultes comme élèves, dans un lieu où personne ne veut aller, et au-dessus duquel trône le Grand Poisson, sorte de monstre qui engloutit tous les espoirs qu'on avait en entrant dans l'institution.


À ce réel satirisé s'ajoute l'atmosphère fantastique. La volonté n'est pas de faire un nouveau « récit du réel » comme on nous en verse jusqu'à plus soif à chaque rentrée littéraire. Cela commence par un dispositif : le récit à la deuxième personne. le personnage principal (« Tu ») est interpellé par un « je » qui commente ses actions. Ce « je » est un des enjeux de la fin du livre, aussi ne vais-je pas m'étendre là-dessus, pour éviter d'en révéler trop aux futurs lecteurs. le réalisme est aussi brisé par le fait que le personnage n'ait qu'une seule classe. Enfin, plusieurs éléments hallucinatoires suggèrent une forme de paranoïa aiguë du jeune enseignant, si bien qu'on doute de visions, des paroles des élèves et des siennes. En tant que lecteur, j'ai été un peu désarçonné en arrivant à la troisième partie, car je m'attendais à un développement hallucinatoire bien plus grand. Peut-être était-ce lié au fait que je préparais ma séquence sur le fantastique et relisais en passant des morceaux de Solénoïde, le chef-d'oeuvre de Mircea Cărtărescu, où le personnage principal est aussi un jeune enseignant, mais où cette fois-ci l'enseignement n'est pas le sujet principal, écrasé par le délire cosmique.


Cette troisième partie constitue une franche rupture : le personnage abandonne sa dérive autoritaire pour chercher des manières moins brutales d'enseigner. Son rapport à sa classe s'améliore peu à peu, l'inspection se passe mieux, il est titularisé, s'est émancipé du « je » qui l'invitait à être un chacal avec les élèves. le ministre ballon de baudruche se retrouve viré au beau milieu d'un discours fait dans le lycée, dans une scène assez jubilatoire. Cette fin plus positive que l'enfer des deux premières parties est cependant nuancée par la conclusion de l'année, la fameuse fiche qu'on fait remplir aux élèves pour voir ce qui a marché ou pas, et à la lecture de laquelle le jeune homme se rend compte que les élèves n'ont absolument rien retenu de toute l'année.


Si j'ai trouvé ce livre intéressant, c'est pour deux raisons qui traversent les paragraphes précédents. Tout d'abord, réunir en un seul roman les lignes négatives dénoncées par les enseignants me paraît une entreprise nécessaire. le roman, qui se lit plutôt rapidement, avec ses chapitres courts et centrés sur un élément négatif du métier, permet une synthèse satirique que chacun devrait lire. Ensuite, les lignes fantastiques, l'aspect non-réaliste, le côté insupportable du « je » et du « tu », permettent une mise à distance, l'absence d'imposition d'un discours simpliste sur l'éducation actuelle. Personne ne détient la vérité, et de toute manière rien ne marche. À la fin, de même qu'on retient d'un livre tout autre chose que ce que l'auteur avait voulu dire, les élèves retiennent tout autre chose que ce que l'enseignant avait voulu transmettre. Mais, dans cette action, aussi bien lecteur qu'élève ont retenu quelque chose. C'est, peut-être, une consolation.

Clment_Nosferalis
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le 26 août 2025

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