Il y a quelques temps, une connaissance qui s’avère être un fervent trotskyste m’a affirmé à peu près ceci : « Le totalitarisme, ça n’existe pas. C’est une invention bourgeoise pour laisser croire que leur oligarchie est un régime désirable, alors qu’ils ne valent pas beaucoup plus chers que ceux qu’ils désignent comme totalitaire ». Hannah Arendt, Carl Joachim Friedrich et George Orwell se seraient donc fourvoyés. Réducteur ? Si les deux principaux ouvrages du dernier cité « La ferme des animaux » et « 1984 » sont invoqués à tort et à travers, souvent même pour faire le procès de tout désir à une révolution socialiste, il suffit de se plonger dans son ouvrage antérieur « Hommage à la Catalogne », aux accents libertaires indéniables, pour comprendre les véritable motivations d’Orwell. Celles-ci sont basés sur son engagement actif dans la guerre d’Espagne, et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’accorde pas ses faveurs au capitalisme. Pas fermement engagé pour autant, il débarque à Barcelone en décembre 1936 en tant qu’électron libre qui n’a que faire des luttes intestines entre stalinistes et révolutionnaires. Ce qu’il voulait, lui, c’est combattre les fascistes franquistes. Rien n’allait se passer comme prévu : engagé dans la milice du POUM, il ne se doutait pas que ce parti serait déclaré illégal six mois plus tard.


Là est toute la préciosité du témoignage : découvrir les tenants et les aboutissants de la guerre d’Espagne par le regard immaculé d’un homme jeté dans une guerre civile dont il n’a pas idée de la complexité des rapports de force. Sa lucidité n’en est que plus complète au moment de rédiger l’oeuvre à son retour en Angleterre, prenant à revers l’idéalisme hébété que le titre de l’essai et la description de ses premier pas dans l’Espagne révolutionnaire laissent présager. Tout le paradoxe d’une période de révolution est synthétisé dans cette distanciation propre à tout essai autobiographique rédigé à froid. Celle où le narrateur dresse un portrait critique de son état d’esprit au moment des faits. Orwell ne manque ainsi pas de franchise : passée son arrivée à Barcelone grisante et spectaculaire où le prolétariat et les anarchistes jouissaient des derniers mois de leur relative mainmise sur les moyens de production et l’espace public, il ne sera préoccupé sur le front d’Aragon que par la faim, le froid et le manque de sommeil, symptômes de mois entiers où les affrontements n'ont pas lieu par manque de moyens militaires.


La frustration permanente d'Orwell qui se sent inutile au milieu de la tourmente rappelle une citation de Karl Marx : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne savent pas qu’ils la font ». Même lorsque Orwell participa aux « troubles de mai », montant la garde sur le toit des locaux du POUM pour tenir en respect les forces de police contre-révolutionnaires, il n’avait pas idée du mécanisme infernal dans lequel il avait mis le doigt. Il faut attendre les appendices pour qu'Orwell explicite les rapports de force globaux au sein des factions républicaines, signifiant ainsi que dans le feu de l'action, toute prise de recul sur les événements est difficile. Cette césure entre récit individuel et global permet à l'auteur de marier une narration autobiographique à échelle humaine avec une rigueur historique admirable. Une telle méthode érige son oeuvre en document historique majeur, qui répond à la grande question de siècles d’histoire : pourquoi les révolutions prolétariennes échouent-elles ?


Par l’obsession de justifier chacun de ses actes et de rétablir la vérité face à la propagande staliniste, Orwell se place aussi dans la droite lignée de Rousseau. Du même terreau idéologique, les deux hommes partagent aussi le même regard empathique, mêlé aux réflexions critiques et à la désillusion. L'auteur assume ainsi sa propre subjectivité ("méfiez vous de ma partialité") pour mieux dresser un portrait authentique d'une Barcelone dont les rues n'étaient pas emplis de touristes mais de prolétaires banissant les cravates, le vouvoiement et toute forme de luxe pour imposer une égalité encore superficielle. Trop, hélas : à son retour de Barcelone après des mois de front, Orwell constate le retour des inégalités, résultat de l'hégémonie progressive des stalinistes au gouvernement. Il est aussi question d'un enfer bureaucratique implacable qui empêcha l'auteur de sauver un de ses amis retenu injustement prisonnier par le gouvernement. Et manqua de faire emprisonner l'auteur lui-même.


En résulte un fervent engagement contre le stalinisme et l’hitlérisme qu’Orwell concrétisera dans son engagement aux côtés de l’Angleterre pendant la Seconde Guerre Mondiale et à travers ses deux fictions citées plus haut. Sa confrontation à la réalité d’une révolution pendant la guerre d’Espagne lui a en effet permis de comprendre que le pire ennemi du socialisme révolutionnaire est celui qui prend ses atours pour perpétuer les rapports de domination que la révolution voudrait abolir. Plus que les franquistes, ce sont ainsi les communistes qui ont ardemment empêchés que le prolétariat reste au pouvoir en Catalogne, s'accomodant des exigences contre-révolutionnaires de Staline. Avec « Hommage à la Catalogne », Orwell bat en brèche l’amalgame entre socialisme et stalinisme, mettant en relief les principaux traits du monstre soviétique qui tira les ficelles dans l’ombre de la contre-révolution en Catalogne : campagne de désinformation, assassinat et mise à l’écart des adversaires politiques, instrumentalisation de l’idéologie révolutionnaire, police politique arbitraire, bureaucratie vertigineuse… Toute une typologie du système totalitaire, dont on ne peut nier la différence avec nos oligarchies contemporaines. Cependant il ne faut jamais oublier que cette extrémisme sommeille en tout régime : combien de massacres, des journées de juin 1848 à la guerre d'Algérie, ont été perpétré par notre « démocratie » pour assurer la « continuité de l’Etat » ? Orwell démontre brillamment que, quel que soit ses idéaux, un parti au pouvoir ne recule devant rien pour assurer son hégémonie.

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le 15 août 2017

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Marius Jouanny

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