Le roman débute une soirée sur une langueur de vivre, un profond et décadent ennui pour Nhine. Nhine est une jeune courtisane de vingt-trois ans, libérée (mais non pas libre), célèbre pour sa beauté et son élégance exceptionnelles. Elle est l’amie d’Altesse, une courtisane aînée, proche plus ou moins de la trentaine, très sage et très dévouée (leur relation, un point essentiel dans le roman, est quasiment sororal). Un soir, alors qu’elles discutent et échangent sur la marginalité de leur condition, une jeune inconnue, une américaine d’une vingtaine d’années, Florence, est annoncée. Florence, ou Flossie pour les intimes, costumée en page florentin raffiné et extravagant se présente et déclare son adoration, son culte mystique et amoureux à Nhine dont la beauté surhumaine ensorcelle la jeune américaine. Bien que financée, Flossie tente de faire connaître l’amour saphique à Nhine pourtant habituée à l’amour hétérosexuel dont les voluptés, en général, sont vues par elle comme un paiement, une réelle ressource pour obtenir une vie chic et confortable. L’apprentissage, puisque l’amour est culturel, va se faire difficile, complexe, mais à quel prix ?
En effet, bien que le mal est en germe chez Nhine dès le début du livre, Flossie, tout comme les hommes, fait croître chez son aimée le spleen jusqu’à la névrose, puis la folie (de nombreux passages reprennent les représentations de l’époque sur l’hystérie d’ailleurs) et enfin la mort. On sent que Nhine est partagée entre la morale bourgeoise, son inadaptation face aux relations sociales en général (sauf son amitié avec Altesse), son inconstance émotionnelle et la passion qui la ronge pour Flossie.
J’ai beaucoup aimé la langue qui, sans être complètement innovante, conserve des exaltations décadentes et précieuses certaines, lesquelles ont pu donné quelques phrases réellement impactantes. Quant aux thèmes, il est intéressant de voir la vision de l’homosexualité féminine et la vision de la condition de courtisane par Liane de Pougy qui n’était pas étrangère à ses amours et à ses pratiques. Il y a du pertinent — le personnage de Flossie a du caractère, de la douceur sans oublier une vision du monde et de l’amour rebelle, désintéressé et sincère — et du moins bien qui est très contextuel. Effectivement, l’amour lesbien reste vécu un peu comme une maladie lente, une délicieuse perversion, assaisonné de misandrie (un peu clichée du côté de Nhine, plus convaincante et structurelle chez Flossie).
Aux extases irraisonnées, aux voluptés réelles et éphémères, à la chasteté de l’enlacement suprême où rien ne vous pénètre et où le Rêve ose à peine vous effleurer !… à la sensualité qui vous étreint et vous consume, à l’Amour qui vous tue lentement et vous dévore… et surtout, à l’Au-delà qui flotte tout autour et dont on soulève les voiles dans les abandons fous, immenses, insensés !… Ah ! Nhine ! quelle stupidité que ces groupes corrects et bourgeois, seuls permis ! Que de bestialité dans un couple formé selon les règles impures de l’austère morale ! Vois !… À l’encontre, quelque chose rayonne autour de ces femmes ! Toutes, elles ont une flamme dans le regard, une beauté qui vibre, qui frappe et intéresse ! Ah ! Nhine ! toi qui ne blesserais pas une fleur, seras-tu toujours cruelle pour mon âme qui va vers toi ? Laisse-toi aimer, Nhine ! Révolte-toi aussi contre les lois humaines… cela te lavera des anciennes flétrissures… ne te trompe pas toi-même, en disant à ton esprit affamé de chimères que tu es repue, sinon satisfaite, et méprise les hommes, ces impitoyables bourreaux de l’âme douce et chercheuse d’illusions qui éclaire ta radieuse enveloppe ! Ceux-là ne sauront jamais assouvir tes aspirations vers le Beau, vers l’Idéal, vers la complète satisfaction, Nhine ! Les entendras-tu un jour, les sentiras-tu enfin ces prières de mon Être vers toi ?… Ah ! je rêve d’une union si entière et tellement sublime, qu’elle effacerait ce que l’esclavage de nos sens pourrait encore offrir de terrestre et d’humain ! Mes désirs, mes pensées s’extasieraient en adoration vers toi, immatérielle et frissonnante ! Nhine ! dis-moi que tu seras mienne… et pour toujours !
De plus, et malgré une vision de l’homosexualité nuancée, on peut observer une certaine valorisation des relations entre femmes que ce soit dans la relation entre Nhine et Flossie mais aussi entre Nhine et Altesse. Ici, les relations féminines ne souffrent pas de la concurrence. Par ailleurs, dans un autre registre, il y a de nombreux passages sur l’Art qui étaient très intéressants mais aussi de foisonnants jeux de rôles, de mises en scène et de bals costumés, très typiques de l’époque mais très réussis :
Voyant qu’Annhine s’attentionnait à la pièce, Flossie se mit à étudier les traits de sa bien-aimée, curieuse d’y lire l’impression de ses sensations intérieures. Annhine écouta, distraitement d’abord à la venue de Sarah sur l’esplanade, puis elle s’y mit toute, et lorsque Hamlet dit au fantôme : « *Que tu sois un esprit béni ou une âme damnée* », son intérêt se fixa, intensifié. Elle subit des émotions multiples et très fortes ; lorsqu’à la fin du premier acte les rideaux se rejoignirent, sa voix tremblait d’enthousiasme en disant : Voilà de l’art et non de l’artifice ! Imprégnées de cette amère philosophie, elles rentrèrent de nouveau dans la prison d’elles-mêmes et Flossie continua : J’ai la sceptique morbidité et les aspirations d’un Hamlet sans l’occupation divertissante d’une vengeance ! Aucun spectre ne vient m’indiquer le chemin où je trouverai de l’action ! Tout se débat confusément dans le chaos de mon cerveau… j’en deviendrai folle ! Folle de rage à la contemplation de moi-même et de mon impuissance devant cette multitude criblée de préjugés. Lever le poing contre un malfaiteur qui prend les droits d’un honnête roi, voilà une digne tâche pour un prince voué par sa naissance à la justice et à la protection d’un royaume.
Toutefois, j'ai trouvé que la narration n'était pas assez travaillée et la psychologie des personnages pas assez profondément exploitée pour chacun.e. Somme toute j’ai retrouvé beaucoup de points communs avec des livres similaires de l'époque, dans le style et l'histoire notamment. Mais quelques phrases flamboyantes et le personnage de Flossie étaient très intéressants et davantage innovants, c'était parfois très percutant.