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Splendeur et misère du roman d’initiation

La littérature pour ados (sic) manifeste une intensité (re-sic) dont la littérature pour adultes (re-re-sic) se trouve fort dépourvue : après avoir vu, sur une chaîne de télévision malheureusement non cryptée, deux rats d’égout (1) loin d’être âgés mais maîtrisant tous les ressorts du spectacle proférer ce genre de conneries, après ce moment, donc, j’admets que je l’ai eue un peu mauvaise.
Il est vrai que ces deux-là défendaient leur égout, ce dont on n’aurait su leur tenir rigueur si ledit égout avait été attaqué, puisque tout doit se défendre... En l’occurrence, le serveur de soupe – moins soupe populaire que soupe pseudo-intellectuelle – de ce soir-là sur cette chaîne-là n’avait rien d’un persécuteur culturel. Quand il leur demanda quel livre il fallait faire lire à un ado – puisque la lecture est un devoir moral, qu’un adolescent est incapable de choisir ses lectures seul et que les mots longs, comme adolescent, risquent d’excéder la capacité d’écoute du consommateur de publicité –, ils ont présenté quelques trouvailles.
J’ai beaucoup aimé leur mine un peu gênée au moment de préciser qu’un de ces romans avait été écrit en 1998 mais en substance qu’il était bien quand même.
De leurs conseils, il ressort, pêle-mêle, qu’une lecture pour adolescents 1° est nécessairement un roman, même s’il fait moins de cent pages ; 2° traite nécessairement d’un sujet d’actualité, même – et surtout ? – quand l’actualité en question désigne l’inceste et la pédophilie ; 3° porte nécessairement le label littérature ado, le reste risquant de contribuer à les rendre adultes ; 4° a nécessairement été écrite par des auteurs en vie, étant entendu que Wilde, Twain, Tournier, Stendhal, Shakespeare, Salinger, Rostand, Nerval, Nabokov, Melville, Marot, Marivaux, Le Fanu, Kafka, Flaubert, Duras, Dostoïevski, Colette, Céline, Borges ou Balzac n’ont jamais rien écrit quoi que ce soit qui puisse concerner l’adolescence.
Je vais m’arrêter là sur ce chapitre, Lucien de Rubempré trépigne d’impatience, et le cénacle des fidèles lecteurs de mes incontournables critiques balzaciennes aussi.


Pour commencer, le lecteur d’Illusions perdues ne doit jamais oublier que Lucien de Rubempré est beau. Imaginez, selon vos goûts et votre génération, le plus beau gosse de votre classe de terminale, ou Romain Duris dans le Péril jeune, ou Robert Pattinson, ou n’importe quel adonis qui vous aura éventuellement fait frissonner… Et si vous êtes un homme hétérosexuel, faites comme si vous étiez Vautrin – ou peut-être David Séchard (2) ? Vous y êtes, dans la littérature ado ? Il y a suffisamment d’intensité comme ça ? Sans rire, à quoi servent les descriptions de Balzac si on n’en retient même pas ceci : Lucien est un canon ?
« Il était si séduisant ! ses manières étaient si câlines ! son impatience et ses désirs, il les exprimait si gracieusement ! il avait toujours gagné sa cause avant d’avoir parlé. Ce fatal privilège perd plus de jeunes gens qu’il n’en sauve » (p. 233) ; plus loin, « Plus Lucien était beau, plus elle [Louise] avait soif de vengeance » (p. 535) : la beauté de Lucien contribue à sa malédiction. « Je suis l’être fatal de notre famille » (p. 685), écrira-t-il à sa sœur. Se doute-t-il que la fatalité qu’il porte – c’est-à-dire dont il est atteint et qu’il transmet – est en rapport avec sa beauté ?
Il est vrai qu’il ne se doute jamais de grand-chose (3)… Qu’il soit d’ailleurs inapte à la vie pratique, cela reste un point commun qu’il a avec David : « les pensées dominantes et la vie intérieure des deux amis les rendaient impropres à gérer une imprimerie » (p. 143).
Que sur ce point, sa jeunesse le desserve, c’est encore d’autant plus vrai qu’il est amoureux. « Comme les enfants qui s’aiment / simplement savent aimer », écrira Prévert ; Balzac, en moraliste, préfère dire que « Le caractère de l’amour véritable offre de constantes similitudes avec l’enfance : il en a l’irréflexion, l’imprudence, la dissipation, le rire et les pleurs » (p. 490). Comme certains enfants, Lucien veut moins aimer qu’il ne cherche à être aimé.


Alors imaginez ce que ce perdreau de l’année beau comme un oisillon exotique découvrira à Paris ! Les femmes, la librairie (on dirait aujourd’hui le milieu de l’édition) : on a l’habitude de distinguer les deux quand on résume Illusions perdues, mais c’est finalement la même chose, ou la même pièce avec deux décors différents, où se déroule une lutte à mort – mort sociale ou mort au sens propre. Ce que Vignon dit à Finot à propos de l’équipe de son journal, « Vous serez les Jésuites, moins la foi, la pensée fixe, la discipline et l’union » (p. 478), s’applique tout aussi bien à la sphère mondaine où gravite Lucien (4).
Celui-ci, évidemment, flaire à peine le danger. Ou quand il pressent quelque chose, c’est trop tard. Déjà, à Angoulême, il voyait du danger là où il n’y avait qu’insignifiance : « Au lieu de le prendre pour une borne de granit, Lucien fit de ce gentilhomme [M. de Bargeton] un sphinx redoutable, par suite du penchant qui porte les hommes d’imagination à tout grandir ou à prêter une âme à toutes les formes » (p. 189).


Mais si l’on en restait là, Illusions perdues resterait un roman d’initiation finalement assez convenu, très premier degré. Or, Balzac ne cesse d’y insister, le beau Lucien est une créature de papier.
Ainsi, le héros de roman qui se prend pour un héros de roman : « un amoureux qui s’attendait à tous les plaisirs d’un enlèvement » (p. 256). Le pratique Petit-Claud, dans un mot de la fin qui vaut aussi comme un « À suivre », dira que « ce n’est pas un poète, ce garçon-là, c’est un roman continuel. » (p. 717). Ce n’est pas Coralie qui aura décillé notre M. Bovary en herbe, vu qu’« une actrice voit trop d’acteurs en huissiers dans les vaudevilles pour croire au papier timbré » (p. 597).
Même Louise semble atteinte de cet idéalisme dégradé qui cause un tort infini à Lucien : « elle avait soif de tout ce qui n’était pas l’eau claire de sa vie, cachée entre les herbes. […] Elle avait des larmes pour tous les malheurs et des fanfares pour toutes les victoires » (p. 158). Seulement, son entregent et son désir de vengeance lui permettent de s’en tirer mieux que Lucien. Balzac, en bon romancier réaliste, rappelle que « La poésie voudrait qu’il en fût autrement ; mais le fait vient trop souvent démentir la fiction à laquelle on voudrait croire » (p. 175).
Et c’est là, me semble-t-il, que les longues digressions techniques et historiques sur l’imprimerie et la papeterie qui épaississent Illusions perdues prennent tout leur sens : il s’agit de rappeler qu’un roman est d’abord un objet, un assemblage de pages qu’il a fallu fabriquer avant d’y imprimer une histoire. « Pour arriver à leur perfection, l’écriture, le langage peut-être !… ont eu les mêmes tâtonnements que la typographie et la papeterie » (p. 219-20).
Voilà pour l’intensité… Sinon, on peut préférer les romans pour ados dans lesquels un chagrin d’amour tient lieu de pic de l’intrigue, et la résilience de morale.


Et tiens, encore deux ou trois trucs qui nuisent à l’intensité d*’Illusions perdues*.
Quelle pauvreté dans la galerie des personnages secondaires ! Aucune épaisseur, aucune chair, aucun passé – si bien qu’il eût été impossible d’écrire une critique qui ne se fût pas concentrée sur Lucien.
Que de faiblesses dans la scène de la rencontre entre Lucien et Vautrin déguisé en chanoine diplomate, et qui n’a rien à voir avec le reste du roman ! « Pourquoi vous ai-je dit de vous égaler à la Société ?… C’est qu’aujourd’hui, jeune homme, la Société s’est insensiblement arrogé tant de droits sur les individus, que l’individu se trouve obligé de combattre la Société. Il n’y a plus de lois, il n’y a que des mœurs, c’est-à-dire des simagrées, toujours la forme » (p. 702), dit le second au premier – et à quel ado tout cela peut-il profiter ?
Quelle platitude dans le réseau d’analogies qui jalonne la seconde partie ! Lucien qui « devint honteux comme le chien d’un aveugle » (p. 361), « Lucien, qui se trouvait là comme un embryon » (p. 364), Lucien qui « barbot[e] dans des scrupules de religieuse qui s’accuse d’avoir mangé son œuf avec concupiscence » (p. 382), « Lucien qui sentit le cœur de l’actrice palpitant sur le sien comme celui d’un oiseau quand il l’eut prise » (p. 382), Lucien qui « prit ce livre comme les enfants prennent un bel oiseau pour le déplumer et le martyriser » (p. 529). Ça ne sert à rien, ça n’a aucun pouvoir d’évocation.
J’avais prévenu qu’il y aurait de l’ironie, hein.


(1) Métaphore. Ceci est écrit dans le cadre d’un débat d’idées, etc. J’en profite pour prévenir le lecteur au cœur pur qu’il risque de trouver de l’ironie, voire du sarcasme dans cette critique.


(2) « Dans cette amitié déjà vieille, l’un des deux aimait avec idolâtrie, et c’était David. Aussi Lucien commandait-il en femme qui se sait aimée. David obéissait avec plaisir. La beauté physique de son ami comportait une supériorité qu’il acceptait en se trouvant lourd et commun » (p. 146)
Soit dit en passant, la beauté de Lucien résout les problèmes de réalisme relevés dans la critique négative d’Illusions perdues la plus appréciée de ce site.


(3) Et si le lecteur ne se doute pas du caractère théâtral du roman, c’est qu’il a autre chose à (re)gagner que des illusions.


(4) Non seulement les deux domaines (amour, argent) s’entretiennent mutuellement, mais ils se reflètent l’un l’autre : « le danger du mariage est encore moins grand à la mairie qu’au tribunal de commerce » (p. 576).

Alcofribas
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le 30 janv. 2021

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